Maridan-Gyres

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Atelier 1 - Lipogramme sans U

Lettre à ma tendre et bien-aimée U.

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La terrible dépêche d’AFP vient d’apparaître à mon écran : ton identité est clairement affichée. Te voilà condamnée par le despote Lipogramme à l’isolement, en exil interne, enfermée dans cet épais fortin et interdite de la moindre sortie. Chère et tendre proscrite, te voilà discriminée à tort, privée des bienfaits de l’astre solaire et de vents fortifiants.

 

Lors de ma visite dans ta petite chambre de prisonnière, chère petite lettre à moi, toi bien carrée, éplorée mais restée bien droite, bien ancrée dans tes assises, les côtes bien effilées, le regard pointé vers le ciel, tes mains cherchant à se joindre et implorant mon amitié de te laisser m’accompagner dans mes pérégrinations écrites et orales. Entre cet ordre impératif à respecter et mon désir de te faire sortir de ce carcan, mon dilemme est grand, me harcèle et me peine. Il m’a été formellement recommandé, voire interdit (à peine voilé) de protester contre cette effroyable décision venant des sphères dirigeantes. Hélas ! Ici, l’état de droit reste inaccessible. Et ce sort jeté à ton endroit se transforme d’emblée en remords : l’obligation de garder le silence deviendra vite mon crime de non-assistance à lettre en danger.

 

Je te console : toi, ma petite chérie frappée d’anathème  « lettre-à-bannir », ton cas ressemble étrangement à la malédiction jetée par le grand-sorcier-dont-on-ne-doit-jamais-prononcer-le-nom à l’égard de Harry Potter dans la célèbre saga. A toi d’abord vont secrètement et à discrétion (tes ennemis sont légions !) mes sincères préférences, bien avant tes compagnons d’armes de l’alphabet alors même dans cette hiérarchie, ta place et ton rang ne sont pas, en apparence, enviables. Sans te dire, ce bannissement général proclamé à grand renfort littéraire renforce mon affection à ton endroit.

 

Dans le passé, toi et moi, être ensemble avait son importance. Nos conversations exprimées, soit à voix basse, soit par mail, portent à jamais la fine empreinte de ton esprit vif et ardent. En ces temps-là, face à l’adversité dont les obstacles jalonnaient ma vie, la sincérité de tes paroles et la véracité de tes propositions m’avaient permis de m’affranchir efficacement de ces entraves empoisonnées (et empoisonnantes !), dévoilant comme par miracle la cohérence des actions à mener, aplanissant l’aspérité des sentiers administratifs à sillonner et fortifiant les moyens à employer. Ton imagination débordante m’apprenait à séparer avec grâce les différentes enveloppes de la réalité. Privée de tes sages conseils, il me sera difficile désormais de tracer avec perspicacité mon chemin de vie.

 

En ces moments présents pleins d’improvisations néfastes, moi-même, après l’ordre donné par les sbires de Lipogramme, je me dois de t’abandonner dans ces sombres impasses chargées de menaces. Honte à moi de te laisser sans défense devant la probable prédation de ces serres impitoyables. Toi, diamant serti d’élégance et de noblesse d’âme, te voici saisie d’effroi, des larmes à peine maîtrisées, des sanglots vite avalés. Loin de ton regard, je me blâme, je me condamne. La révolte gronde en moi et le chagrin me mine. Frappés par le remords, mes pas tremblent et traînent. A mon déplaisir, seconde après seconde, s’estompe le charme impressionniste des paysages le long de la rivière. De tergiversation en tergiversation, je m’égare devant l’offre de diverses options d’actions possibles.

 

Dans cette bataille d’idées, prévoir les réactions adverses reste la priorité. Je me dois de me ressaisir en mettant de côté mes lancinants apitoiements et de me diriger avec fermeté vers des raisonnements aptes à contrebalancer cet ordre insensé. Je me dois de chercher avec sagesse à éviter ce danger d’enfoncement vite arrivé par ricochet, me ferrant dans des positions inextricables. La négociation à mains propres est à ce prix. Ce sera difficile, j’en conviens mais la tentative mérite d’être menée, la voix claire et la main ferme.

 

Je défends ton existence triplement millénaire. De sa main gantée de fer, Lipogramme ricane : c’est de la préhistoire !

Je déplore : sans toi, le principal personnage d’Homère dans l’Iliade perdrait, et son nom et son odyssée remplie de mythes.

Je persiste : sans le nombre premier doté de ton trait de caractère avec ses fortes doses binaires en maths et en sciences, l’intelligence artificielle ne serait jamais créée.

Je le défie enfin : sans ton apport final, les lettres e & a  s’égareraient et seraient incapables de créer la VIE.

Etc … etc …

 

Le tyran, méprisant et fort de ses malices légendaires, fait fi de ma tirade. Il se met à exposer, en long et en large, des idées invraisemblables. A la fin, excédé par mon impassibilité, il tranche et sans raison valable m’oblige, par ce biais, à ignorer complètement l’essence de ta noble existence. De son doigt de fer, il me met à l’index et m’ordonne, de ce ton glacial et glaçant, de traverser, en solitaire, ces terribles passages langagiers dont la grammaire, de par ses horribles exigences d’emploi à temps des verbes, dépasse, et de loin, celle des pays voisins partageant les mêmes racines gréco-latines. A-t-on idée de ce pétrin harcelant mes veillées et m’empêchant le matin d’avancer ? Je me le demande. Mais là également, impossible d’émettre la moindre objection. Elle est rejetée d’avance. Le niet lipogrammien s’impose alors retentissant, implacable et irrévocable.

 

Désespérée, je cherche à contacter le célèbre opposant Tautogramme. En dépit d’avertissements sévères, voire de menaces de mort, il n’a pas craint de s’afficher avec toi. Manifestant, en prime, sa solidarité à ton égard, il a appelé tes compagnons d’armes à devenir prolixes afin de contrer les différentes formes de bannissement présentes et à venir. Trois pertes et dix à gagner, dit-il avec ironie. De son clin d’œil complice, il m’adresse de sa main droite le signe V de victoire. Celle indéniable, celle indétrônable de la démographie galopante. Rien ne résistera à ces déferlements présents et à venir.

 

Dans l’exercice de mon difficile apprentissage, je pense passionnément à Montaigne dont j’apprécie la sagesse révélée dans ses Essais. Je fais appel également à Voltaire dont j’admire l’intelligence proverbiale, la pertinence des pensées et la clarté d’analyse des évènements. La défense des droits de l’homme dérive de là et mon respect reste à jamais indéfectible.

 

Cette discrimination à ton endroit serait-elle propice à rédemption ? Ephémère comme le temps de la conversation entre membres émérites de la confrérie des lettrés ? Passagère comme le temps de la décision des sphères dirigeantes ? Recommençable à dessein et à loisir par des personnes assoiffées et affamées de mots et de lettres ?

 

Personne ne sait. Ton avenir reste incertain.

 

Dans le passé, le simple mot « Liberté » avait amené des millions et des millions de personnes à se sacrifier. Hélas ! Les lendemains ne chantent jamais. Parfois ils le font, mais à tort et à travers. A présent, la promesse des paradis fictifs est en train d’anéantir des pans entiers de civilisations.

 

Cependant gardons l’espoir. Car il fait vivre et aide la résilience à s’étendre.

 

L’année à venir t’apportera la libération, par delà les circonstances.

Telle est ma profonde conviction. Toi-même, sois-en certaine.

 

Alors, en attendant, essaie de vivre en pleine harmonie et intensité avec ton être secret et profond, car sans toi, ma chère et tendre amie, sans ta vitalité d’être Unique et sans la portée de ton caractère d’Universalité, l’Univers perdrait et sa tête et ses sens.

 

                                                 Elfina 



10/01/2019
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