Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

L'atelier du 16/06/2015

 

1°)

Elle est seule sur ce quai de gare désert. Pas trace de vie autour d’elle. Son porte-folio sous le bras, elle maudit sa stupidité. Si elle avait écouté son mari, elle aurait passé son permis de conduire, comme il le lui demandait depuis des années, et elle ne serait pas là, bloquée comme une imbécile.

 

La patience… Elle n’en a jamais eu. C’est son plus gros défaut. Tout au moins pour les autres. Son objectif : être la plus brillante des architectes avant trente ans. Voir son nom inscrit en toutes lettres sur le fronton de constructions exceptionnelles.

 

Son mari l’avait quitté, trois mois plus tôt, lassé d’avoir toujours le second rôle dans sa vie.

Sa sœur, jeune femme écervelée, laissée au bord du chemin faute de temps à lui consacrer. Déjà trois ans qu’elle n’a plus aucune nouvelle d’elle.

 

Et puis, dans l’ombre, tous ces requins qui la cernent, prêts à prendre sa place au premier faux pas. Si ce contrat n’est pas signé, elle ne donne pas cher de sa peau au sein du prestigieux cabinet parisien.

 

Elle a passé bien des écueils pour arriver à ce poste d’associé à vingt-cinq ans. Dans les couloirs de son entreprise, elle sait que son ennemi l’attend au tournant avec beaucoup plus de férocité que tous les autres réunis. Lui, elle ne réussira pas à l’amadouer. La haine qui les lie est bien plus forte que l’amour qu’ils ont pu partager il y a dix ans.

 

Soudain, un homme apparaît qui interrompt ses pensées…

 

2°)

 

L’étonnement passé, elle se demande si ce type ne serait pas le chauffeur du maire. À y regarder de plus près, ce serait étonnant. Il a fière allure, dégage une impression de prospérité. Est-ce son loden bleu marine en cachemire, ses mocassins cirés ou ses ongles manucurés qui projettent cette idée d’un homme qui peut tout entreprendre ? Elle l’ignore, et en fait, elle s’en moque. Mais que fabrique ce maudit chauffeur ? Et ce maudit portable qui est en panne de batterie, pas moyen d’appeler du secours ! Prenant son courage à deux mains, elle s’avance vers l’homme qui vient d’arriver.

 

-          Bonsoir, monsieur ! Je suis navrée de vous aborder ainsi, mais un chauffeur devait passer me prendre et je suis en panne de portable pour avertir le maire que je suis toujours coincée à la gare. Accepteriez-vous de me passer le vôtre ?

 

L’homme la regarde amusé. Il devine son agacement. Elle dégage un parfum de narcisse. C’est une odeur un peu surannée pour une femme aussi jeune. Elle semble avoir grandi trop vite, tant elle est longue et fine. Ses poignets délicats sont agités de mouvements nerveux signes de son impatience. Il est là pour elle, mais elle l’ignore encore.

 

-          Mademoiselle Carrière ?

-          C’est exact, et vous ?

-          Miles Preston, je suis l’architecte des Monuments de France. Navré pour ce retard, j'ai eu un ennui mécanique.

 

Lorraine l’observe avec attention. Ce type est renversant. Il est beau, bien trop beau pour être honnête, pense-t-elle ! Bon sang ! Je suis totalement obsédée par ce type, il faut que je retrouve mon calme. Et quoi de mieux que la colère pour y parvenir.

 

-          Vous auriez pu m’appeler pour me prévenir de votre retard !

-          Nous l’avons fait, à plusieurs reprises, mais sans succès

-           Allons calmez-vous ! Je vous emmène dîner. Le maire nous attend au restaurant. Nous parlerons travail demain.

 

Elle est soudain très fatiguée. La tension des dernières heures se relâche enfin et elle en a les jambes coupées.

 

-          Les Parisiennes sont-elles toujours aussi jolies ?

-          À quoi jouez-vous ?

-          La légende, qui dit qu’elles n’ont pas le sens de l’humour, semble vraie, elle aussi !

-          Je suis lasse, exténuée serait plus exacte, donc pas très apte à entendre des compliments.

 

Elle désespère soudain de rattraper cette mauvaise première impression. Elle sait combien il est important, dans les affaires, de réussir ses premiers contacts avec les clients. Après tout, elle est la seule responsable du fait que son portable se soit retrouvé sans batterie. Avec un peu plus de rigueur, dans la préparation de cette rencontre, cela ne serait pas arrivé.

 

-          Allez, Lorraine, soyez sympa et repartons sur de bonnes bases ! Détendez-vous, vous êtes arrivée à bon port et un solide dîner finira de vous rendre des forces pour parler travail dès demain. On fait la paix ?

 

Il lui tend sa main… Elle la serre. Il a la poigne ferme et décidée des hommes à qui on ne résiste pas. Soit ! Ce soir elle passera une chouette soirée en compagnie d’un bel homme. Quelque chose à mémoriser si jamais demain s’avère être un fiasco.

 

-          Pouvons-nous passer à l’hôtel avant de nous rendre au restaurant ? J’aimerais prendre une douche rapide et me changer.

-          Pas de souci, je vous y dépose, je préviens monsieur le maire de notre retard et je vous récupère dans une demi-heure !

-          C’est parfait, merci beaucoup !

 

Tandis que l’eau ruisselle sur son corps, balayant sa fatigue et ses rancœurs, elle se laisse aller à espérer une aventure d’un soir avec le bel architecte. Elle n’est plus femme à se lier. Trop d’erreurs accumulées par le passé. Elle sera une grande architecte, bien avant qu’un homme ne l’enchaîne à nouveau. Il n’est pas né le poète qui la fera succomber à quelques rimes. Trop d’épines ont jailli de tous ces mots doux. C’est pourquoi, aujourd’hui, à la manière des hommes, elle consomme la tendresse au compte-goutte, en d’éphémères épousailles d’un soir. Au matin, chacun reprend sa route en oubliant l’autre. Mais lui, si elle joue à ce jeu-là avec lui, pourra-t-elle l’oublier ?

 

3°)

 

Contrairement à ce qu’elle avait pu craindre, la soirée avait été sympathique et courtoise. Allongée dans son bain, elle goûte avec délice le relâchement de tout son corps. Petit à petit, toutes les tensions de ces derniers jours disparaissent. L’eau qui coule est brulante et l’enveloppe d’un voile opaque de vapeur blanche. Tandis que la mousse monte tout autour d’elle en libérant les fragrances de son lait de bain, elle ferme les yeux et rembobine le film de la soirée.

 

« Miles », elle prononce à vois basse le prénom de l’homme qui est en train de bousculer toutes ses certitudes. « Miles » son prénom gouleille en sa bouche et caresse ses lèvres d’un souffle évocateur. Ses lèvres à lui… explorant son corps à elle… Rien que l’idée, l’évocation font trembler ses jambes, nouent son ventre. Elle sent la brûlure d’un désir intense qui l’étreint. Ses narines frémissent du souvenir de son odeur poivrée, tandis qu’elle dansait au creux de ses bras. Ce serait si facile de se laisser aller. Aller à oublier… Aller à vivre…

 

Non ! Elle ne doit pas. Ses muscles se tendent à nouveau. Elle n’aurait pas dû y penser. L’horreur revient… La peur viscérale, l’angoisse de la nuit qui vous étouffe et menace de vous engloutir…

 

Dix ans, dix ans qu’elle a fui l’enfer, et aujourd’hui encore, si elle oublie de clôturer la porte scellée de sa mémoire, l’horreur rejaillit ; comme un monstre privé de lumière trop longtemps et qui réclame son tribut.

 

Elle n’a pas vu le temps passer. L’eau du bain est froide à présent. Sa peau est recouverte de chair de poule. L’ombre a envahi tout l’espace. Elle n’est plus qu’un cri dans la nuit, une chair à vif… Elle se lève, vide la baignoire, se sèche vigoureusement et s’enfouit dans l’immense peignoir accroché à la porte de la salle de bains. Elle se fond sous l’énorme couette après avoir avalé les trois mignonnettes d’alcool présentes dans le mini bar. Rien ne la réchauffe…

Oublie ! Putain de merde ! Oublie ! Les larmes se sont mises à couler et déversent leurs flots sur son visage ravagé par la douleur. Combien de temps qu’elle ne pleure plus ? La douleur est revenue et avec elle, les images honnies. Rien à faire… Cette nuit, elle luttera pas à pas pour repousser les affres du passé dans les oubliettes qu’elles n’auraient jamais du quitter. Ses bras, ses jambes, sa nuque, tout son corps lui fait mal. Les douleurs des coups anciens resurgissent du néant. La nuit est son ennemie. La nuit, elle ne parvient pas toujours à repousser les spectres du passé. Bras et jambes se crispent à nouveau dans l’attente des coups. Le cœur brule d’une haine inassouvie.

 

-          J’aurais dû le tuer !

 

Elle n’a pas entendu Miles qui frappait à la porte

Elle n’a pas entendu Miles qui l’appelait

Elle n’a pas entendu Miles qui s’inquiétait. Pas plus qu’elle n’a entendu le gérant qui lui ouvrait la porte…

 

Elle lève vers lui un visage ravagé par les larmes. Elle l’entend congédier le type qui lui a ouvert. Il la soulève du sol où elle a fini par échouer, recroquevillée. Il s’installe avec elle dans le canapé, son corps secoué par les sanglots se cale au creux de ses bras. Il ne parle pas… Il la serre contre lui, c’est tout. Il caresse lentement ses cheveux.

 

-          Là, c’est fini, détends-toi. Ce n’est rien, tu es en sécurité.

 

Le « tu » a jailli spontanément. Doucement, il égrène ses mots comme dans un chant hypnotique et contre toute attente, ils lui parviennent repoussant au loin les vestiges de ses terreurs anciennes. Doucement le rythme de son cœur ralentit, ses yeux s’assèchent et ses nœuds musculaires se relâchent enfin. Et puis, son parfum parvient à ses narines frémissantes déclenchant des ondes voluptueuses qui complètent l’effet de ses mots.

Ses mots ne sont pas recherchés, pensés, calculés ce n’est pas un poète, mais ils sonnent vrai, juste, apaisant. Et pour la première fois, depuis toutes ces années, elle est en paix dans les bras d’un homme.

 

Comment ce miracle a-t-il pu se produire ? Elle lève enfin les yeux vers lui. Observe en silence les traits marqués de son visage. Son menton volontaire, ses yeux gris vert, sa bouche sensuelle qui lui sourit. Cet homme lui plaît vraiment, mais elle n’est pas encore prête.

 

Lui la sent apaisée. Avec des gestes lents, il se redresse et l’interroge.

 

-          Tu vas mieux ?

-          Oui, merci, je suis navrée.

-          Navrée de quoi ? Ne le sois pas. Que s’est-il passé ?

-          Rien ! Ou plutôt si, des fantômes du passé qui se sont évadé ce soir

-          Je peux t’aider ?

-          Non, je le regrette. Veux-tu rester ce soir ?

-          Est-ce que tu le souhaites vraiment ?

-          Je ne sais pas !

-          Alors, remettons cela à une autre fois. Ce soir, tu as surtout besoin de sommeil.

-          Désolée de m’être donnée en spectacle.

-          Ne dis pas de bêtises. J’avais dans l’idée de finir la soirée près de toi. Arrivé devant ta porte j’ai entendu tes cris. J’ai sonné, appelé, mais tu n’as pas répondu.

-          Je n’ai pas entendu. Reste ! Tu en avais envie et moi aussi.

-          Non ! Lorsque nous passerons la nuit ensemble, ce sera un désir commun. Ce soir, je voulais juste t’embrasser et de dire que j’avais passé une soirée délicieuse.

 

Elle s’est levée et ils ont échangé leur premier baiser. Il la soulève à nouveau dans ses bras et la porte jusqu’à son lit.

 

-          Un jour prochain, tu me feras confiance, et ce jour-là, je ne partirai plus. A demain ma douce.

-          À demain Miles.

 

Les ombres se sont enfuies et Miles aussi, mais à présent, elle sent que des lendemains lumineux l’attendent.

 

Maridan 16/06/2015



17/06/2015
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