Atelier 19 - 2023 - Sujet 4
Vous héritez d’une maison en province, qu’allez-vous en faire ?
Héritage en province
Une excitation incroyable règne dans la voiture lorsque nous apercevons l’allée de peupliers conduisant au manoir de Frédelines, dans la Creuse.
L’oncle Michel, décédé sans héritiers, nous lègue son auguste demeure de 384 m2 !
Cette invraisemblable opportunité – une comme il n’en arrive d’ordinaire que dans les livres - rend l’humeur de notre petite famille franchement guillerette.
J’ai honte à le dire, mais la mort de cet oncle original nous apparait alors comme un véritable don du ciel.
Aussi, lorsqu’apparaissent finalement les majestueuses tours du château au bout de l’allée, nous nous mettons spontanément à chanter à tue-tête, sur le célèbre air des CHARLOTS :
« Merci Tonton, Merci Tonton !
Quel plaisir d’hériter pour nous
On est heureux comme des fous
Merci Tonton, Merci Tonton ! »
C’est un beau dimanche, le soleil brille, je n’ai nulle idée de ce qui nous attend.
Lundi matin.
Accoudé à la fenêtre, je jette un coup d’œil circulaire à notre nouvelle propriété, tout me plait, tout est magnifique, le parc, le petit pavillon, les chênes, les séquoias, les cèdres bleus, et même les champs environnants.
Je distingue au loin un joli petit tracteur rouge qui tire une citerne, répandant derrière lui de gracieuses projections brunes dessinant un arc dans le ciel azuréen.
Tiens, mais d’où vient brusquement cette curieuse et désagréable odeur qui gâche le paysage bucolique ?
Je me tourne vers Jacqueline, la femme à tout faire de feu Tonton, spontanément venue nous souhaiter la bienvenue et aider à notre installation, et la questionne :
- « Ah ben dame, c’est du lisier, des déjections de porc de l’élevage industriel du gros Jacques qu’il est en train d’épandre avec son tracteur. Je reconnais que ça sent pas bien bon, mais c’est naturel, un très bon engrais. Le gros Jacques se reconvertit dans l’agriculture biologique, c’est-y pas une bonne chose quand même ?! Vous savez, quand il épandait de l’engrais chimique, ça sentait guère meilleur !
- Euh... Et ça arrive souvent, ce genre d’épandage ?
- Tous les deux mois environ, faut bien vider les fosses à purin ! »
Mardi matin.
Il bruine, la campagne environnante se vautre dans le calme, les chants d’oiseaux égayent le paysage, je distingue ceux des mésanges, des rouge queues, des pinsons, quand soudain éclatent des vrombissements de moteurs à explosion.
Plusieurs dizaines de motos de toutes les couleurs tournent autour de la propriété, dérapent dans la boue, débrayent, pétaradent ...
Je me mets à jurer, mais Jacqueline m’interrompt :
- « Vous énervez pas, m’sieur JeanBat, ce sont les motards de l’Enduro de Frédelines qui s’entraînent. La course a lieu dans 15 jours. Ah ça, pour sûr que ça a donné une sacrée réputation au village, et surtout beaucoup d’animation. Entre les entrainements, les préparatifs, les soirées de veille de course, et le diner de gala, on n’s’ennuie pas. Mais on les aime bien les motards, y nous payent des bières et y sont pas bégueules, on rigole bien avec eux. Le seul défaut c’est qu’y bouzillent les terrains, mais avec le temps, ça finit par revenir.»
Mercredi midi.
Le soleil étincelle sur un ciel entièrement dégagé, la journée s’annonce superbe, nous allons enfin pouvoir profiter de notre héritage en toute quiétude quand nos deux jumeaux arrivent en courant du jardin :
- Au secours, papa, y’a plein d’insectes qui se posent sur nous, elles sont grosses, elles vrombissent, elles font du bruit, elles nous font peur !
Jacqueline :
- « Pas de panique, M’sieur JeanBat, c’est rien qu’des punaises diaboliques. Elles sont pas dangereuses, mais elles portent bien leur nom. Franchement, celui qu’a trouvé c’nom, j’ui tire mon chapeau, car ce sont de sacrées sales bêtes qui nous viennent d’Asie, y parait, pas moyen de s’en débarrasser, et chaque année y’en a de plus en plus. Y’en a qui disent qu’c’est à cause du réchauffement climatique et parce qu’on traite pu comme avant. Elles s’mettent dans les verres, les assiettes, elles s’mettent partout, et surtout faut pas les écraser, parce qu’alors, qu’est-ce que ça pue ! C’est pire que le lisier du gros Jacques. Ça et pis les mouches, c’est vrai qu’c’est casse-pieds, mais faut pas s’plaindre, ça pique pas, et ici on a l’bon air frais, c’est pas comme sur le boulevard hémiplégique parisien ! Faut dire qu’on est vraiment gâtés, ici ! »
Jeudi après-midi.
Les enfants jouent dans le parc, nous nous reposons sur les transats en prenant l’apéritif, quand Julien arrive en courant :
- Papa, Bruno est tombé en jouant dans les fossés qui entourent le bâtiment, il s’est ouvert la jambe, une grosse estafilade. Il pisse le sang.
Nicole hurle. Il faut appeler un médecin.
- Au secours, Jacqueline !
- J’arrive, Madame Nicole et M’sieur Jean Bat ! Qu’est-ce qui vous arrive cette fois ?
- Le petit, il faut l’emmener d’urgence chez le docteur !
- Ben, l’urgence, c’est d’abord de garder son sang-froid et de rester calme. Un médecin, ça fait dix ans qu’y’en a pu à Frédelines, alors ça sert à rein d’crier, Madame Nicole, sur qu’ça va pas en faire venir. Y’a bien la consultation à distance sur internet, mais ce maudit machin marche jamais ici, y parait qu’on s’ra mieux desservi dans 3 ans. Faut dire qu’on a pas un bon réseau de téléphone, les écolos ont fait sauter le relais SFR l’an dernier. Remarquez qu’y z’ont pas forcément tort, p’têt que ça donne le cancer ces trucs-là...
- Que peut-on faire alors ?
- Ah ben dame, faut aller à la capitale. Guéret c’est à une heure de route, enfin, quand ça va bien, parc’ que des fois y’a des déviations à cause des travaux, on peut mettre jusqu’à presque deux heures pour arriver aux urgences, surtout qu’y z’ont mis des radars partout, faut faire gaffe. Ils vous prendront votre gamin si y’a pas trop de monde, ça d’vrait bien s’passer.
Vendredi soir.
Notre moral est au plus bas. La semaine a été éprouvante.
Mais, miracle, cette dernière journée se passe sans encombres, le petit a eu hier ses six points de suture à l’hôpital de Guéret, il se remet bien.
Nous passons une belle après-midi quand déboulent en fin de journée quantité de voitures qui se garent sans vergogne sur la propriété, accompagnées de camions qui déchargent une estrade...
Je cours apostropher ces envahisseurs mais de gros videurs à l’air patibulaire m’arrêtent fermement
- Calme-toi, la rave party ne durera pas longtemps, juste le week-end
- Mais vous êtes sur une propriété privée !
- Tu crois qu’on l’sait pas ? Mais toi, t’es combien ? Alors que nous on va être 2000. Alors reste tranquille et tu verras que tout va bien s’passer. P’têt même qu’on nettoiera ton terrain après si t’es bien sage !
- Je vais appeler la gendarmerie !
- On voit qu’t’es nouveau dans le coin, toi. Cette fête, on la fait depuis 3 ans, même que l’ancien propriétaire, Michel, il dansait avec nous. Il avait une pêche incroyable pour son âge, il kiffait la musique techno ! Réfléchis cinq minutes, c’est pas parce que tu déboules avec ta p’tite famille que tu vas gâcher la fête de 2000 gens du coin qui s’connaissent tous et qu’y savent où t’habite, hein ! OK boomer ???
Samedi.
Je publie cette annonce sur Le Bon Coin, rubrique ventes immobilières :
« Amoureux de la nature, vous serez séduits par ce splendide manoir creusois, ses magnifiques jardins, sa nature calme et embaumée, sa faune sauvage.
Loin des vicissitudes de la vie urbaine, venez vous ressourcer au manoir de Frédelines.
Revivez, enfin !
Une opportunité rare à saisir sans tarder »
JeanBat
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