Maridan-Gyres

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Atelier 6 - 2022 - sujet 4

Le fils de Louis

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Elle est née le quatre novembre 1972. Qu'est-ce que je faisais ce jour-là, ce samedi-là ? En 72, j'étais en quatrième primaire avec Madame Mertens. Mon meilleur ami s'appelait Dimitri Delhaye. Son papa était un médecin réputé et un notable. Il était, non seulement, échevin des loisirs, si ma mémoire est bonne, mais aussi député, député socialiste. Je n'étais pas encore à la chorale. Je n'avais pas encore découvert les Beatles, donc je ne jouais pas encore de guitare.

 

Dimitri et moi étions inséparables. Nous allions parfois à la pêche mais pas en novembre, sûrement parce qu'on y allait à vélos et on ne roulait que quand il faisait beau. En automne ou en hiver, on jouait plutôt chez lui. Il ne venait jamais chez moi. Il avait une grande chambre avec un lit bateau bordeaux et une table de nuit sur laquelle était toujours posée une grande  bouteille de Coca-Cola. Une armoire haute remplie à ras-bord de bandes dessinées, des Gaston Lagaffe, Astérix, Michel Vaillant, Tintin.... se dressait à gauche de la porte.

Donnant sur le même palier, une espèce de salon exclusivement dédié à Dimitri abritait sa chaîne stéréo et une table très massive en chêne sur laquelle on jouait aux échecs ou au Stratégo en écoutant Scorpions, Pink Floyd ou Led Zeppelin. Il y avait aussi une table de ping-pong installée pour lui au grenier et une seconde salle de jeux, un niveau plus bas, garnie d'un vinyle clair au sol qui faisait que quand Madame Delhaye croisait ma mémé en ville, elle lui demandait, dans la mesure du possible, de ne plus mettre de cirage sur le bord de mes semelles parce que ça salissait, « surtout du noir ! » 

Je passais beaucoup de temps chez Dimitri. J'y dormais même parfois. Je me rappelle que ses parents ont été parmi les premiers à s'offrir une télé couleur. Exceptionnellement, un dimanche de temps en temps, Monsieur Delhaye était là, le couple était séparé. Il y avait Caroline, la sœur, plutôt mignonne et un peu plus âgée, Dimitri, Monsieur, Madame, les deux chiens Ona et Shérif et moi. Après le repas, nous nous étions tous installés devant la télévision. Nous regardions le journaliste d'Antenne2 présenter les titres de l'actualité, assis devant de larges hexagones multicolores.

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Caroline a dit :

« J'ai envie d'un dessert. Patrice, tu ne voudrais pas aller nous en chercher un ? »

 

Je me suis levé. Je suis allé dans la cuisine. J'ai pris le plat de fruits. Je suis revenu dans le living et je le lui ai présenté.

 

« Ooooh, des fruits, ce n'est pas un dessert. » s'est-elle exclamée sans la moindre malice.

 

« Caroline, fais attention à ce que tu dis » a renchéri Monsieur.

 

Avec la candeur de mon enfance, les mots de la grande sœur ne m'avaient pas heurté. Ce sont ceux de Monsieur qui m'ont mis les points sur les « i ». Ils m'ont montré l'insoupçonnable mur qui nous opposait. On venait, avec un pointeau, de pratiquer une toute petite entaille qui s'élargirait au cours des années et deviendrait une brèche immense entre eux et nous et sa corollaire sournoise, l'érosion de ma foi en moi, de mon estime de moi avant même que je n'ai eu le temps de commencer à les construire.

 

Tout ça ne me dit pas ce que je faisais précisément quand Luce est venue au monde. Peu importe ! Je me rappelle comment j'étais. Je me rappelle que j'étais un gentil petit garçon ouvert avec un potentiel que personne ne pouvait imaginer, exactement comme celui de tous les jeunes enfants comme moi, fils et filles de ceux qui ne sont rien, à qui, insidieusement on coupe les ailes.

 

Patrice.



30/04/2022
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