Atelier 9 - 2020 - sujet 2
Muguette sentit la petite boule renaître dans son ventre : les gestes barrières n'auraient aucune efficacité contre les autres enfants et elle aurait préféré lutter contre le virus plutôt que d'affronter à nouveau ses tourmenteurs. Elle saisit un crayon marron et un rose, en quelques gestes rageurs elle isola un îlot d'herbe en dessinant une terre rouge comme son humeur. L'isolement, elle connaissait !
"Hé ! La Rouquine ! il est où ton fiancé Poil de Carotte ?". "Pouah ! C'est vrai que ça pue les rouquemoutes !". Elle ne comptait plus les mèches de cheveux arrachées et les hématomes douloureux qui s'ensuivaient, les bourrades qui la jetaient au sol, les blagues idiotes qui fusaient sur son passage "Attention ! Y a l'feu !", "Pimpon ! Pimpon !". Et comme si sa rousseur flamboyante ne suffisait pas, ses parents l'avaient affublée de ce ridicule prénom d'un autre âge, Muguette, que les gosses avaient bizarrement associé au monde caprin. Cette pensée lui fit monter des larmes qui s'écrasèrent sur la grande feuille de papier, inondant un sol tourmenté. L'enfant prit un petit morceau d'essuie-tout et très soigneusement, avec des gestes presque tendres, elle dilua les touches de rose tyrien pour les fondre délicatement à la terre.
Quelques jours avant le confinement, elle avait refusé d'aller à l'école, tentant d'expliquer à maman son supplice d'être la seule rousse de toute une cour de récréation mais maman s'était contentée de lui ébouriffer les cheveux en lui affirmant d'un ton péremptoire : "Ma chérie, tes amis sont des idiots ! Tu n'es pas rousse, tu es blond vénitien !". Muguette avait retenu sa colère devant tant d'incompréhension et était partie au supplice, le cœur gros, gonflé par un énorme ballon de solitude.
Sur la grande feuille les crayons continuaient leur ballet, ajoutant ici une souche dressée vers le ciel, là des marches pour que les elfes puissent s'asseoir. Elle prit des crayons légèrement gras pour planter des touffes d'herbe indisciplinée, puis en touches précises elle fit fleurir des touches roses, des touches mauves, oranges, jaunes. Elle échangea les crayons contre des pastels pour mettre un arc-en-ciel, un géant qui resterait toujours ici car à Paris, il n'y en avait presque jamais. Avec beaucoup de soin elle fit pleuvoir des traits larges de haut en bas. Avec un autre pastel, blanc cette fois, elle posa des traits de lumière. Puis avec un nouveau petit morceau d'essuie-tout, elle estompa et étala les couleurs. Elle pris un crayon gras blanc et dessina des papillons, des libres et des papillons-fleurs, prisonniers des tiges. Elle descendit de sa chaise, se recula un peu pour admirer son travail et claqua la langue de satisfaction. Elle mettrait les fées un autre jour, car elle n'aimait pas dessiner les personnages. Elle rangea soigneusement ses crayons et ses pastels, un trésor que mamy et papy lui avait offert à Noël. Parfois mamy l'appelait "Marie Laurencin" et comme elle lui avait expliqué qui c'était, Muguette en était très fière.
Le retour à l'école fut vraiment étrange, tout le monde restant à distance alors que beaucoup auraient bien aimé se sauter au cou, un souci qu'elle n'avait pas. Pour rentrer en classe, il fallait se tenir au milieu de cercles blancs et de grands carrés blancs les attendaient pour la récréation. Elle eut au moins la satisfaction de laisser les autres complètement indifférents. Jusqu'à la récréation. Elle gagna son carré avec joie, persuadée que, comme dans les contes, ce trait blanc la protégerait des autres. Mais les quolibets se mirent à fuser, gagnant en méchanceté tant la frustration des enfants était grande de ne pas pouvoir quitter leur périmètre. De retour en classe, quand la maîtresse sortait pour accompagner un des élèves aux toilettes, la violence se faisait physique. Quand elle revenait, chacun avait repris sa place, en enfant sage et discipliné. Pour le lendemain, les mioches avaient organisé un nouveau jeu : tandis que les instituteurs désinfectaient les classes, les garnements prirent plaisir à bombarder Muguette de petits cailloux qu'ils avaient ramenés d'on ne sait ou. Une des surveillantes intervint durement puis vint s'accroupir devant Muguette :
- Tu vas bien ?
- Oui madame. Mais elle ne put empêcher les larmes d'affluer ni son menton de trembler.
- Écoute petite, il ne faut pas te laisser intimider par ces petits crétins. Je vais te donner un truc qui t'aidera, d'accord ? As-tu un jardin secret ?
- Heu... non madame.
- Ah ! Alors tu dois t'en créer un, tout au fond de ton cœur, dans ta tête. Pense à un endroit que tu aimes, un endroit merveilleux mais que personne d'autre que toi ne doit connaître.
- Même pas ma maman et mon papa ?
- Non, personne. Sinon, ce n'est plus un jardin secret ! Et quand tu auras trop de chagrin quand tu auras trop mal, pense très très fort à cet endroit pour venir t'y réfugier. Et crois-moi, si tu y penses très fort, si tu y crois très fort, tu ne verras ni n'entendras plus ces petits monstres.
- C'est vrai ? demanda la fillette en reniflant
- Croix de bois, croix de fer ! Si je mens, je vais en enfer ! Allez ! File en classe !
Le soir Muguette raconta sa journée à ses parents, toujours attachés à leur chaîne d'infos. Maman se contenta de lui dire que ce n'était qu'un mauvais moment à passer, quant à papa, il prit un ton excédé et sans lâcher l'écran des yeux il lui demanda quand elle cesserait de faire le bébé. Blessée, Muguette se réfugia dans sa chambre, déroula son dessin et réfléchit à ce que lui avait dit la surveillante. Même si elle savait que ce n'était que des mots de consolation, elle s'y raccrochait désespérément car c'étaient les seuls mots gentils qu'elle avait entendus depuis deux jours.
Le lendemain elle reprit le chemin de l'école, son dessin soigneusement enroulé sous le bras car la maîtresse leur avait demander d'apporter le plus beau dessin qu'ils avaient fait pendant le confinement. Elle le complèterait pendant le cours d'éveil. Comme elle s'y attendait, les brimades reprirent, plus nourries que la veille, et elle eut beau s'imaginer un jardin secret, quolibets et moqueries ne se taisaient pas ! Quand vint l'heure de la récré, elle prit son dessin pour éviter qu'on le lui abime et elle gagna son carré. Le même jeu recommença, avec un peu plus de violence, les cailloux pleuvant comme une grêle mauvaise. "Attrape ça, la rouquemoute !". Mais cette fois, Muguette ne pleurait pas.
Tandis que la surveillante de la veille s'approchait à grands pas, la fillette déroula le dessin, le posa au sol en prenant soin de bien le lisser, puis elle ramassa les petits cailloux et en plaça un petit tas à chaque coin de la grande feuille pour la lester. Le soleil illuminait les couleurs et le jardin parut se gorger de ses rayons. Médusés, les enfants fixaient la fillette, se demandant si elle n'était pas devenue folle.
Celle-ci ôta ses chaussures qu'elle aligna soigneusement dans un angle du carré, revint au bord de la feuille et ferma les yeux. Elle se concentra, voyant les couleurs s'animer derrière ses paupières obstinément closes et le jardin lui sembla soudain presque réel. La cour était à présent silencieuse. La surveillante n'était plus qu'à un mètre, quand Muguette sauta à pieds joints au centre du dessin et disparut.
Muguette sentit l'herbe douce sous ses pieds alors elle ouvrit les yeux. Sentant une protubérance dans son dos, elle se contorsionna et vit deux ailes diaphanes qu'elle agita doucement. Elle constata avec ravissement qu'une robe arc-en-ciel avait remplacé son jean et son t-shirt. Elle s'assit et aussitôt des papillons virevoltèrent autour d'elle, comme s'ils étaient tout heureux de la retrouver après une longue absence. L'un d'entre eux, plus téméraire que les autres, vint se nicher au creux de sa main et lui dit :"Nous t'attendions ! Bienvenue dans ton jardin secret ! Tu es désormais chez toi ! ".
Pixelie
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