Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

L'atelier du 12/05/2015

Yves

 

Accoudé au bastingage, Yves scrute l’horizon sans vraiment le voir. Depuis quelque temps déjà, il est la proie d’une furieuse envie de ne rien faire. Lui qui, des années durant, a toujours couru le monde, livrant bataille ici et là, obéissant aveuglément aux ordres, sans poser de questions, avait fini par réaliser que les ennemis d’hier pouvaient en quelques heures devenir de grands alliés. Il n’avait pas pu le supporter.

 

Il avait perdu beaucoup trop d’amis, de frères d’armes, pour accepter ces jeux politiques qui lui donnaient la nausée. Une fois de plus, sa vision se floute et son esprit repart loin derrière lui, sur cette colline en Iraq, où un général bien arrogant les avez envoyé se faire massacrer.

 

Planque-toi Cyril, tu vas finir par te faire descendre !

Rien à craindre mon pote ! Depuis qu’Éva m’a plaqué, j’ai une chance de cocu.

Des cocus j’en ai vu des tonnes ici, mais pas un n’a résisté à une salve de Kalachnikov ou d’obus. Les balles ne t’épargneront pas, alors cesse de jouer au con.

 

Le capitaine les avait appelés ce matin après avoir reçu les ordres du général. Toute la troupe s’était mise en marche en trainant les pieds. L’ordre était de reprendre la position. Putain de planqués ! Yves revoit l’énorme dune où ils s’étaient engagés, rien pour se mettre à l’abri en cas d’embuscade et les autres n’allaient pas louper une occasion pareille.

illustration : http://www.google.fr/imgres?imgurl=http%3A%2F%2Fwww.opex360.com%2Fwp-content%2Fuploads%2Fcpa10-20140911.jpg&imgrefurl=http%3A%2F%2Fwww.opex360.com%2F2015%2F01%2F22%2Fla-france-va-envoyer-vingtaine-de-conseillers-militaires-aupres-dune-division-de-larmee-irakienne%2F&h=400&w=600&tbnid=jbhDnqc1NM9c3M%3A&zoom=1&docid=CciaJtNsoSngqM&ei=8iJeVbbEGIbiUc7ugdAG&tbm=isch&iact=rc&uact=3&dur=544&page=3&start=37&ndsp=22&ved=0CKcBEK0DMCs

C’était une vraie connerie de grimper comme ça au casse-pipe. Arrivés en haut, ils seraient à découvert et des cibles faciles. Les mecs allaient les tirer comme des lapins.

 

Capitaine on va tous crever ici, si on ne se trouve pas une planque rapidement !

Je le sais, mais c’est un ordre. Les hélicoptères vont nous appuyer.

 

Yves traine la patte, pas du tout envie de se faire trucider. Il tire sur la Saharienne de son pote.

 

Ralentis Cyril ! Tu ne vois pas qu’on nous envoie à la mort ? On va tous rester sur cette dune.

Mais non ! Ce matin, le colonel Patterson nous a dit que la guerre serait bientôt finie. Il parait que l’ennemi est en déroute

Ce n’est pas possible ! Tu es vraiment con ! Ne me dis pas que tu crois les âneries qu’il te raconte ?

Et pourquoi pas ?

Rappelle-toi nos amis, morts dans des combats sans visage. Nos adversaires connaissent ces terrains bien mieux que nous. Ils sont invisibles dans ces dunes, pas nous !

Tu es bien sinistre aujourd’hui !

 

Yves revoit les premiers soldats arrivés en haut de la dune, leurs corps déchiquetés par les rafales de kalachnikov. Les mitrailleuses avaient pris le relais et c’est un chant de mort qui s’était élevé dans le désert de sable. Tous ces copains : Marc, Paul, Pierre, David, le capitaine et tant d’autres, tous étaient restés, là-bas, baignant dans leur sang. Les hélicoptères étaient arrivés après la bataille. Cyril avait littéralement explosé à la réception d’une grenade à main.

Lui, il s’était enfoui dans le sable, à moitié dissimulé par le corps de son pote. Quand les autres étaient venus constater les dégâts, il avait fait le mort. L’un d’entre eux lui avait piqué ses chaussures et son arme. Il était resté immobile, longtemps après qu’ils aient quitté les lieux. Il n’avait osé bouger qu’à la nuit tombée. Lorsqu’il avait été convaincu qu’il ne restait personne à proximité, il avait fait le tour des corps étendus autour de lui. Il avait récupéré une paire de chaussures pourries, non réglementaires, qu’un des attaquants avait dû abandonner sur place. Il avait pris le chemin du retour, il lui avait fallu trois heures pour arriver à la base vie où il avait failli se prendre une balle par la sentinelle. La balle qu’il avait dans l’épaule et ses pompes pourries lui avaient permis d’éviter des explications trop longues. Deux mois plus tard, les salauds qui avaient exterminé sa troupe étaient reçus en grande pompe à l’Élysée pour signer un accord bien juteux sur le pétrole qu’ils avaient volé. Politiciens de merde !

 

Alors lui, quinze ans après ces atrocités, il s’autorisait le droit de procrastiner quand il en avait envie, selon son bon plaisir.

 

«  Bande de pourris ! »

- Pardon ! C’est à moi que vous vous adressez ainsi ?

 

Yves se retourne et se retrouve nez à nez avec une femme. Elle lui semble sans âge. Un regard fatigué, pas de maquillage. Tout son corps exprime une immense lassitude.

 

- Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je pensais à haute voix.

- Désolée, de vous avoir perturbé dans vos songeries.

 

Songerie ! Qui emploie encore ce mot désuet de nos jours ?

 

- Vous êtes enseignante ?

- Oui ! Comment le savez-vous ?

- Je le devine à votre façon de vous exprimer.

- C’est étrange ! J’ai à peine parlé !

 

Elle le regarde avec attention. Qui est ce type ? Pourquoi la perturbe-t-il autant ?

 

- C’est drôle, j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Êtes-vous mariée à un militaire ?

- Certes non ! Je suis antimilitariste ! dit-elle en riant. Je n’ai pas un grand respect pour cette corporation aux ordres d’énarques qui ne cherchent à servir que leurs intérêts. J’ai plus de respect pour les péripatéticiennes qui elles, au moins, soulagent certains maux de l’humanité.

 

La bouteille à la mer

 

Véronique est enfin heureuse. Cette ville, que le capitaine du bateau lui a vendue comme le Saint-Tropez espagnol, est vraiment très différente de ce qu’elle avait imaginé en écoutant le maître du bord. C’est plutôt une grande foire pour les touristes. Ici, ce ne sont que des résidences de vacances cossues, cernées de jardins luxuriants, qui se succèdent les unes après les autres. Toutes tournées vers la mer dont elles sont séparées par une longue avenue de restaurants et d’échoppes de toutes sortes, qui regorgent de cochonneries pour vacanciers en goguette.

 

Tout ce qu’elle découvre lui donne la nausée. Trop de monde, trop de construction, trop de bruit, trop de restaurants qui vomissent les relents de fritures.

Soudain, elle repère sur sa droite, une allée bien large construite en paliers successifs qui partent de la mer et s’élancent vers les immeubles en seconde ligne. Sur ces paliers à droite et à gauche sont installées des tentes immaculées sous lesquelles sont exposées des toiles de peintres, tous plus talentueux les uns que les autres. Il y a là des artistes qui viennent du monde entier. Certains ont un talent fou.

 

Véronique a deux amours, la nature et la peinture figurative. Elle passe d’une tente à l’autre savourant les prouesses des artistes. Subitement elle bloque. Face à elle, une succession de portraits, tous plus beaux les uns que les autres, monochromes en noir et blanc, mis à part, à chaque fois, un objet très coloré. Roidley Pérez Navarro, c’est le nom de ce peintre qui a arrêté sa course.

 

Subjuguée par le talent du jeune homme, elle passe d’un tableau à l’autre. Elle revient, regarde à nouveau ces œuvres monochromes où surgit à chaque fois, un objet, un animal, une petite touche de couleur vive.

 

Elle apprend avec son espagnol hésitant qu’il n’est pas Espagnol, mais Cubain. Son talent est inouï.

 

Elle ne peut plus avancer, et surtout depuis que ses yeux ont croisé ceux de cet enfant qu’il a peint si merveilleusement, et qui lui semble vivant avec ce regard qu’il jette sur elle. Il l’envoute totalement. Le peintre qui a capté son intérêt s’approche à nouveau d’elle.

Je peux vous aider ?

Non, merci !

Mon tableau semble vous émouvoir !

Oui ! Il me rappelle mon fils disparu, il y a 25 ans aujourd’hui. Cet enfant est magnifique ! Existe-t-il vraiment, ou est-ce juste une œuvre que vous avez imaginée ?

Non, il existe bien. C’est le portrait d’un enfant recueilli, par ma sœur qui vit à Paris, il y a environ 25 ans. Sur ce tableau, il avait dix ans. Il venait d’écrire une lettre à sa maman dans laquelle, il lui demandait pourquoi, elle l’avait abandonné. Sur celui-ci,

il avait cinq ans. Là aussi, il avait écrit un petit mot à sa mère, puis, il l’avait glissé dans une bouteille et lui et moi nous l’avions jetée à la mer. Pendant des années, il a espéré qu’elle lui revienne, sa mère, pas la bouteille, mais ni l’une ni l’autre n’ont reparu.

Un jour, il devait avoir douze ans, il m’a dit que sa bouteille finirait bien un jour ou l’autre par retrouver sa mère. Elle saurait alors combien il l’aimait et combien il serait heureux de la retrouver.

Cet enfant était très beau, c’est pourquoi je l’ai beaucoup peint. Il a disparu le jour de ses dix-huit ans.

 

« Combien vaut ce tableau ?

- Trois mille euros, mais vous pouvez le régler en plusieurs fois. »

 

Véronique réfléchit quelques instants. Elle n’en est pas consciente, mais les larmes continuent de couler sur son visage. Elle a payé son voyage avec l’argent du loto, si elle prend ce tableau, elle solde le reliquat de son gain et elle prend mille euros dans ses économies. Est-ce bien raisonnable avec l’enfant à venir ? Non ! Ça ne l’est pas, mais si c’était lui ! Elle tourne, vire, s’éloigne, revient, repart et ses larmes continuent à couler.

Le peintre la regarde attentivement.

 

Pourquoi mon tableau vous touche-t-il à ce point ? Ne répondez pas si ma question vous gêne.

Non, elle ne me dérange pas, il y a vingt-cinq ans on m’a contrainte à abandonner mon fils sous X. Je ne m’en suis jamais remise, alors votre histoire me touche beaucoup.

Merci pour votre confiance. Allez, je vous le laisse à deux mille euros si vous me racontez toute votre histoire devant un bon café. Vous avez besoin d’un remontant et moi j’aime écrire les belles histoires et je devine qu’il y en a une derrière vos mots !

 

Véronique réfléchit un peu et finalement elle accepte de suivre le peintre. Après tout, elle ne risque rien à prendre un verre avec un artiste.

 

Juste une dernière question, ce jeune homme est-il heureux aujourd’hui ?

Je l’ignore, comme je vous le disais, il a quitté la maison de ma sœur le jour de ses dix-huit ans. J’ai l’impression que cet enfant n’a jamais connu le bonheur. Ma sœur et son mari ne sont pas faits pour avoir des enfants. Je n’ai jamais compris que la DASS leur ait confié tant de petits. Allez, venez, je vais plutôt vous offrir un verre de sangria, vous êtes pâlotte !

 

Le jeune peintre s’éloigne et parle deux minutes avec sa voisine de tente. Puis il vient chercher Véronique et ils se dirigent tous les deux vers un bar tout proche de l’exposition. De la terrasse, ils pourront surveiller la tente du peintre.

Sa décision est prise, elle repartira avec le tableau.

 

Maridan 12/05/2015

 



21/05/2015
6 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 461 autres membres