Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

atelier 2 - 2025 - Sujet 2

 

 

Sœur Anne

  https://static.blog4ever.com/2013/07/747085/A2S2-2025.jpg

   

Sur ce banc face au lac, nous étions installées pour profiter des premiers rayons du soleil de ce mois de mars qui s’annonçait bien chaud. Elle avait revêtu son manteau bleu et son chapeau cloche rouge cachait sa chevelure qui, depuis quelques temps, avait tendance à se clairsemer.  Une légère bise nous caressait tendrement les joues. Nous avons regardé des papillons se poser avec délicatesse sur les bourgeons des arbres. Les primevères et de petites pâquerettes fleurissaient la pelouse à nos pieds, la nature revêtait peu à peu ses vêtements de printemps.

L’après-midi s’annonçait bien. En arrivant ce matin, j’étais optimiste, nous allions partager un repas des plus fins au restaurant du Clocher. Et d’ailleurs, je ne m’étais pas trompée en la voyant se jeter littéralement sur le tiramisu, car contrairement à moi, le chocolat faisait partie de ses passions. Dans un passé pas si éloigné en fait, il lui arrivait de dévorer une plaque de chocolat noir à plus de 75 % en dix minutes le soir avant d’aller au lit.

Bras dessus, bras dessous, à petits pas, nous avons déambulé dans les rues de la vielle ville. Les terrasses des cafés se remplissaient rapidement, les vacanciers appréciaient ce début de printemps prometteur. Les enfants courraient autour de nous dans ces rues piétonnes.

 

Le carnaval vénitien avait envahi les rues. Les personnages défilaient par petit groupe et, dans des poses immobiles, les yeux tournés vers l’avenir, ils se laissaient prendre en photos par tous les estivants qui étaient venus des quatre coins du département et même d’Italie. Les costumes multicolores étaient plus exceptionnels les uns que les autres. Les différents masques restaient impassibles devant les cavalcades, les cris et les rires des enfants.

Les minutes s’égrenaient au bord de ce lac qu’elle avait peint plusieurs fois avec en toile de fond la Tournette, l’île des cygnes, le pont des amours ou la Visitation. 

Elle se souvenait alors d’un petit détail de son enfance, de nos ballades dominicales, de nos courses sur les petits chevaux, de ces photos familiales prises à cet endroit par nos parents, puis par toutes les générations successives, comme un lien intergénérationnel ! Puis le compteur de sa mémoire se remettait à zéro et elle me confiait sur l’instant qu’elle voulait arrêter de travailler, qu’elle devait faire des courses avant de rentrer chez elle car notre père devait lui rendre visite. Son imagination du moment nous projetait dans un avenir bien à elle. Elle me réclamait son appareil photo, prévoyait de faire une nouvelle exposition de ses multiples toiles à Saint-Jorioz. Et là, clac ! Un instant de réalité et la voici désappointée. Elle essaye vainement de combattre le brouillard qui prend peu à peu possession de sa tête, de retrouver les mots qu’elle voudrait me dire, mais ceux qui sortent de sa bouche sont confus et ne suivent plus le fil d’aucune conversation. Devant son désarroi, je décide de prendre la route du retour rapidement. Les moments de bonheur ont disparu.  Elle me confirme qu’elle veut rentrer chez elle. 

Mais son « chez elle », elle l’avait oublié, c’était cette maison de retraite où elle était entrée il y a un an maintenant et où elle partageait son temps avec dix autres personnes ayant les mêmes symptômes qu’elle et les aides-soignants qui leur proposaient très régulièrement des activités pour essayer de maintenir leurs souvenirs et surtout pour les accompagner au mieux. Pour un établissement qui portait le nom « des Vergers », des plantations avaient été prévues et aménagées dans un petit jardin. Dès que le soleil le permettait, les pensionnaires venaient regarder l’avancement des floraisons, et Anne, qui, chez elle, avait une terrasse remplie de fleurs, allait régulièrement enlever les feuilles mortes et arroser les plantes. C’était pour elle un moment de tranquillité et de fierté car il lui donnait l’impression d’être utile.

Quand elle redevenait une ancienne directrice d’établissement accueillant des enfants handicapés mentaux, elle invectivait parfois les membres du personnel. Elle leur reprochait alors de vouloir prendre des vacances sans lui en avoir fait la demande et de mal faire leur travail.

Pour l’instant, de gros nuages noirs se profilent sur Faverges et nous savons toutes les deux que ce n’est pas bon signe. Un orage va arriver sur nous d’un instant à l’autre. Assise à côté de moi dans la voiture, elle ne dit pas un mot, mais son visage parle pour elle. Elle est fatiguée. Intérieurement je me dis que je vais avoir à faire face à deux apocalypses devant lesquels je devrais réagir différemment, sachant personnellement que mes moyens seront malheureusement très limités.

Sur le parking de l’établissement, je la prends délicatement dans mes bras, l’embrasse et lui dis : « Regarde, le ciel est tout rose, il fera beau demain ».

 https://static.blog4ever.com/2013/07/747085/A2S2B.jpg

Tu t’appelles Anne et moi Geneviève, je suis ta petite sœur. Entre nous deux, il y a Pierre et Jacques, nos deux frères que tu oublies très souvent. J’ai bien compris que ce n’est pas à toi de me rejoindre dans ma vie actuelle, mais à moi de t’accompagner le mieux possible sur ton chemin. Tu me confonds de plus en plus avec Maman et je l’accepte, je pense qu’elle n’en prendra pas ombrage de là où elle est.

 

Même si je sais que tu auras tout oublié dans deux minutes : Je t’aime.

 a2s2f.png

Fleurs de mai

2025 – Atelier 2



10/04/2025
4 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 500 autres membres