Maridan-Gyres

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Atelier 13 - 2023 - Sujet 3

 

 

 

Mademoiselle de Laplud,

 

Madame de Laplud, pardon Mademoiselle de Laplud - elle y tient - venait de franchir la cinquantaine sans que cela puisse se deviner, car elle apparaissait sans âge. Élégante, grande, longiligne, mais pas souriante pour deux sous, toujours jupes longues aux chevilles, col du chemisier toujours fermé ras-le-cou, cheveux légèrement grisonnants en un chignon immuable. Quelques prétendants s’étaient essayés en vain à gravir cet Everest. La rumeur du village lozérien de Grèzes, où elle était institutrice dans l’unique classe de l’école communale, la cataloguait comme pas commode. Son autorité naturelle calmait aussi bien les enfants que les adultes.

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En cette matinée de fin juin, le panneau d’affichage des annonces officielles de la mairie alimentait toutes les conversations dans les allées du marché. Il s’agissait de la publication des bans d’un mariage, ce qui était déjà une exceptionnelle nouvelle, mais plus incroyable, il s’agissait de celui de Mademoiselle de Laplud avec un certain Max Legermain, ce qui était inattendu, voire inconcevable. Comment cela était-il possible ? Cette vieille fille avec un homme ? A son âge ? Avec  son caractère ? On n’avait jamais vu de gente masculine l’accompagner, toujours solitaire, que ce soit à  l’école où elle logeait, ou au cours de ses promenades au milieu des champs. Elle ne quittait jamais le bourg, même durant les vacances scolaires. Il y avait de quoi étonner la galerie. Sous les platanes de la place, les chuchotements des ménagères bruissaient si fort, que les moineaux en restaient le bec fermé. Qui pouvait bien être  ce Legermain, dont on n’avait jamais entendu parler ?

Au fur et à mesure que la matinée s’écoulait, il était devenu un ami d’enfance retrouvé, un ancien amour perdu, dont le chagrin expliquerait bien l’allure sévère de la maîtresse, un sans-papier qui cherche une régularisation de sa situation, un célibataire trouvé sur des sites de rencontres, allez savoir, l’amour se cache de nos jours derrière la forêt des data informatiques.

Se posait aussi la question de savoir si la maîtresse resterait. Si elle devait partir, est-ce que le Maire ne devrait pas immédiatement contacter le rectorat? Faute d’enseignant présent à la rentrée, l’académie supprimera la classe unique et donc l’école, ce que le recteur avait déjà tenté ces dernières années, en vain car Mademoiselle de Laplud s’y était opposée vertement ; même ce haut fonctionnaire craignait cette femme à fort caractère. Enfin, bien qu’elle soit revêche, on la connaissait et tous ses élèves étaient à l’entrée du collège de bonnes recrues que les professeurs accueillaient avec plaisir dans leurs classes de sixième.

Comme on dit « on sait ce que l’on a, on ne sait pas ce que l’on aura ».

 

Or, pur hasard, la publication des bans a eu lieu ce 21 juin, jour du solstice d’été, jour où l’institutrice avait l’habitude d’emmener tous les enfants sur le Truc de Grèzes surplombant le village. La grimpette était rude mais courte.

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A la tombée de la nuit, ils montaient en file indienne pour un cours d’Astronomie que la préceptrice allait prodiguer profitant de la  nuit propice à la découverte des étoiles. Ce soir là, étonnamment, toute la population participa à cette studieuse soirée. Nul ne sait si les esprits étaient bien ouverts aux commentaires savants de la maîtresse, mais en tout cas elle les expliqua clairement et pédagogiquement, bien adaptés pour  les enfants et également pour les adultes. Du fait qu’il y avait beaucoup de participants, elle était montée sur un rocher de manière à ce qu’elle soit entendue par tous. Sa voix aiguë portait loin et était empreinte de toute la passion qu’elle avait d’enseigner, de partager son savoir. Elle se sentait à l’aise et pleinement dans son rôle d’éducatrice. C’était sa vocation : susciter la curiosité intellectuelle et enrichir les connaissances des populations. L’heure devenant tardive, Mademoiselle de Laplud invita tout le monde à regagner ses foyers. Les habitants regagnèrent leur demeure à la lumière des lampes torches, dans un brouhaha de chuchotements ayant tous le même sujet, essentiel voir vital, qui est ce Monsieur Legermain ? Chacun avait guetté en vain dans le discours de la professeure un indice permettant de résoudre cette interrogation primordiale.

 

Les chaleurs de l’été  avaient sonné l’heure des moissons. Tous les esprits étaient bien occupés par les travaux aux champs. L’école étant finie, les enfants aidaient leurs parents. La date fatidique approchait. Bien que tout le monde soit accaparé par le travail, la tension dans les maisons montait au fur et à mesure que le jour prévu se rapprochait. Il y avait toujours un œil fixé sur Mademoiselle de Laplud, qu’elle fasse son jardin derrière l’école, ses courses au marché ou ses promenades champêtres des après-midi. Chacun était à l’affût de tout événement, aussi petit soit-il, donnant un indice sur cette prochaine union : un changement dans son habillement, dans sa coiffure, sur son visage, dans son intonation de voix. Mais non, rien ne changeait dans son comportement, elle restait immuable. Ce remue-ménage chez les villageois, aussi discret fut-il, amusait profondément celle qui en était la source.

 

Trois jours avant la date fatidique, l’autocar de 12h30 venant de Mende vit descendre un inconnu. Il pouvait avoir à peine cinquante ans, cheveux déjà blanchis, légèrement voûté, avançant à pas fatigués ; il devait avoir souffert dans sa vie. Il portait une petite valise usagée dans une main, des habits ayant longuement vécus et un manteau d’hiver hors saison plié sur son bras ; à le voir ainsi, on comprenait qu’il portait tout ce qu’il possédait. Il n’avait pas atteint le portail de l’école, que la rumeur avait fait accourir, toutes affaires cessantes, la population agglutinée autour du nouveau venu. Mademoiselle de Laplud apparut et de sa voix autoritaire sauva son futur mari de la pression populaire.

 

Tous les habitants étaient réunis dans la cour de l’école, maire en tête. Elle se jucha avec Max sur le perron du bâtiment, comme pour son discours à chaque rentrée de septembre, et prit la parole : 

 

« Puisque nous sommes tous là, je vous présente Max Legermain, ingénieur agricole. Il est le mari de ma sœur. Tous deux vivent en Ukraine depuis plusieurs années, Max comme conseiller auprès du ministère de l’agriculture, et ma sœur comme infirmière. Ils ont une fille Pascale de 18 ans. Leur immeuble a été détruit lors d’un bombardement. Ma sœur est décédée, Pascale grièvement blessée est actuellement soignée à l’hôpital de Clermont-Ferrand. Max et moi avons correspondu depuis ce terrible événement. Nous nous sommes découverts beaucoup de points communs. Enfant de la DDASS, il n’a aucune famille. Aussi avons-nous voulu donner un foyer complet à Pascale et unir nos chagrins. C’est pourquoi nous nous marierons dans trois jours comme prévu. Vous  êtes tous invités à la cérémonie et au repas qui aura lieu ici à l’ombre du préau. Vous y verrez Pascale qui aura une exceptionnelle autorisation de sortie. Max travaillera pour la Chambre d’Agriculture, et soyez rassurés, je serai toujours votre institutrice ».

La foule restait silencieuse, médusée par cette belle histoire, jusqu’à ce que le maire prenne la parole pour remercier Mademoiselle de Laplud pour son invitation et souhaiter la bienvenue à Monsieur Legermain, sous les applaudissements chaleureux des Grézois.

 

Chacun retourna ensuite à ses occupations nombreuses en cette saison, les enfants heureux de savoir leur maîtresse demeurer dans leur école, les femmes, émues par ce joli conte de fée, heureuses de voir cette célibataire casée, et les messieurs quelque peu déçus et dépités, mais heureux de savoir que ce n’est pas l’un des leur qui a été l’élu. Mais tous avaient remarqué que Mademoiselle de Laplud, chignon défait, chemisier légèrement ouvert et un très beau sourire aux lèvres, était plutôt jolie et respirait le bonheur.

 

Dorémi.



01/09/2023
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