Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier 14 - 2022 - sujet 3

 

Un samedi soir sur la Terre.

 

25 juin 2022, 19h.

Le soleil décline doucement, comme s’il ne voulait pas nous quitter tout de suite, comme si ce n’était pas encore son heure, tenir encore quelques instants.

La chaleur nous a étouffés toute la journée. Nîmes est réputée pour être une cocotte minute; cette année de canicule le démontre tous les jours.

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En début de soirée, nombreux sont les Nîmois à s’extraire de leurs appartements surchauffés et flâner dans les ruelles piétonnes. Leur étroitesse est gage de fraicheur. Chacun traîne sa torpeur de la journée, au grès des courants d’air frais que son nez furète, tel un chien de chasse.

 

En famille, faisant de même, nous quêtons quelques distractions à bader devant les vitrines qui vont bientôt fermer boutique.

Comme toute devanture de librairie, celle de cette rue m’agrippe forcément. Je parcours avidement les différentes couvertures exposées, à la recherche d’une lumière à découvrir.

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La nuit m’envahit. Un silence m’engloutit.

 

Assis sur une chaise au milieu de la rue, un regard à droite, un regard à gauche, personne, la rue est déserte. Ma famille ? Le libraire ?  Les passants ? Où sont-ils ? Je n‘entends rien, mes oreilles sont dans de la ouate. Que s’est-il passé ? Que m’arrive-t-il ? J’ai la jambe gauche sous la jambe droite. J’ai mal à la tête, mal aux jambes.

 

Du bout de la ruelle, grande, filiforme, une ombre glisse sur les pavés. Le brouillard blanchâtre qui la drape, se dissipe au fur et à mesure de son approche. Je distingue enfin ses traits. Un homme, brun, cheveux en arrière, visage anguleux éclairé d’un large sourire charmeur. Non, ce n’est pas possible. Ce ne peut pas être Lui : Jean.

 

Nous sommes classards. Emporté il y a trois ans par un cancer aux poumons. Un départ que j’ai encore du mal à admettre. Beaucoup trop tôt. Je n’accepte pas son absence. Ce soir, il est à mes côtés. Je ne comprends rien à ma situation mais suis heureux de sa présence.

 

  • Bonsoir Dorémi.
  • Jean que fais-tu là ? Tu es mort. Ce ne peut pas être toi.
  • Si,  c’est bien moi.
  • Alors je suis mort ?
  • Non, justement, ce n’est pas ton heure. Tu t’es trompé de chemin. C’est pour cela que je suis venu te chercher, pour te remettre sur ta route, celle de ta vie.

 

S’accroupissant pour être à ma hauteur, il prend mes mains dans les siennes. J’aime ce contact charnel, la douceur et la fermeté que je sens couler de ses doigts.

 

  • Jean,  que m’est-il arrivé ?
  • Venant derrière toi, un homme en trottinette électrique t’a renversé; tu n’as pas pu  l’éviter.
  • Tu sais, je suis bien avec toi. Je ne souffre plus. Je me sens apaisé, en sécurité.
  • Dorémi, tu ne peux pas rester ici ; ce n’est pas encore ta place.
  • Tu sais, souvent, je me remémore tous les bons moments passés ensemble pendant plus de 40 ans. T’en souviens-tu ?
  • Bien sûr, les vacances à la mer avec les enfants, les randos en montagne, les bons repas et les soirées chaleureuses et arrosées. Mais la revue des anciens combattants, mon cher Ami, n’est pas d’actualité ; nous la ferons une autre fois.
  • Jean, tu me manques, je veux rester avec toi.
  • Pas question, tu vas te remettre de cet accident et vivre. Ta femme t’attend, elle t’aime. Tes enfants t’adorent. Tu ne peux pas les laisser dans le désespoir. Tes petits-enfants comptent sur toi pour la traversée de leur adolescence.
  • Tu parles, bien des enfants n’ont plus leurs grands-parents et se sortent parfaitement de cette période.
  • Tu veux laisser, Lulu, ta petite dernière de 6 ans ? Dès qu’elle t’aperçoit, toutes affaires cessantes, elle accourt bras ouverts et t’enlace d’amour. Tu n’as pas le droit de la décevoir. Elle t’a vu tomber. Elle attend que tu te relèves. Sois Lazare.
  • Je suis fatigué.
  • Tu délaisserais ta maison de pierres, tes rosiers que tu soignes à longueur d’année. Pense au chant entêtant des cigales, à l’embrasement des chênes qui bordent ton jardin les soirs d’été, aux voyages que tu adores. Et l’écriture que tu viens de commencer ? Tu veux vraiment abandonner tout ca ? Tu n’as pas fini ta route. La continuer est un devoir pour toi, pour ta famille et tes amis ; tu as encore des moments de partages à réaliser avec eux.
  • Tu parles trop Jean, je suis si bien ici, calme et tranquille près de toi ; je me sens doucement m’enfoncer dans un bon lit douillet.
  • Tes venues à l’hôpital m’encourageaient à lutter contre cette araignée qui me rongeait intérieurement. Grâce à tes visites, à ces moments d’amitié que tu m’as apportés sur mon lit, tu m’as réconforté, tu m’as soutenu dans mon combat et j’ai pu gagner de belles années d’amour en famille. Alors toi aussi, tu vas lutter et retrouver les tiens.
  • As-tu vu mon état ? si c’est pour finir en fauteuil roulant et être un poids  pour ma famille, non, je ne veux pas.
  • Tu ne seras pas une charge pour eux, car tu remarcheras, je te le promets, à condition que tu te battes. Je t’aiderai  et ensemble nous gagnerons.
  • Laisse moi, je n’en peux plus, j’en ai assez, je ferme les yeux.
  • Non Dorémi, ne t’endors pas; garde les yeux ouverts.

 

Jean alors m’envoie un aller-retour à décorner un taureau.

Ma tête balance de droite à gauche tel un pendule. Il n’y a pas été de main morte le bougre. Je sens encore des tapotements sur mes joues. Une voix me parle avec douceur  et fermeté :

 

  • Ouvrez les yeux, Monsieur ; Monsieur, ouvrez les yeux, gardez les ouverts. Me voyez-vous ? Est-ce que vous m’entendez ?

 

J’entrouvre lentement les paupières et cherche Jean en vain. Un visage féminin en uniforme me regarde avec, dans les yeux, une énorme force de conviction.  La voix se fait douce, les gifles cessent. Elle tient mes mains dans les siennes, d’où je sens la chaleur de la Vie venir en moi. La foule m’entoure. Mon épouse me sourit tout en retenant ses larmes. Mes enfants me regardent avec un petit sourire réconfortant. Mes petits-enfants ont le regard anxieux et espérant. Lulu me câline des yeux. On me met sur un brancard dans l’ambulance des pompiers. Dans le ciel crépusculaire, un petit nuage passe. La sirène se fraie un passage.

 

Je pense à Jean. Il m’a aidé, comme il l’a fait tout au long de sa vie.

Il était… non, il est mon meilleur ami.

 

C’était un samedi soir sur la Terre.

 

Septembre 2022.

 

Dorémi.



06/10/2022
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