Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier 17 - 2024 - Sujet 4

 

Vous dormez à poings fermés lorsque soudain, une personne que vous aimiez et qui a disparue vient vous parler. Que vous dit-elle ?

 

 Karl et moi

 

Après une longue soirée d’hiver, je dormais enfin du sommeil du juste dans mon bateau-livre quand soudain, j’entendis une grosse voix mâle teintée d’un fort accent allemand

 

  • Où suis-je ?
  • Oh ! Bonjour Monsieur, pouvez-vous me dire ce que je fais sur votre lit ?
  • Mais, c’est à moi de vous retourner la question !
  • Écoutez, si on commence comme ça, on ne va pas y arriver…
  • Mais, mais je vous reconnais, vous êtes Karl, le grand Karl MARX !
  • Lui-même, pour vous servir.

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  •  Ça alors, pour une surprise, c’est une surprise. Savez-vous que vous êtes mort depuis 142 ans ?
  • Ça, je le sais bien sûr, et c’est bien ce qui m’ennuie car j’aurai tant voulu savoir la suite.
  • L’aboutissement de mon travail, de ma grande œuvre, le Grand Soir est-il enfin arrivé en Allemagne ?
  • En Allemagne, non Karl, mais ailleurs, oui.
  • Ach ! Où ça ? Où ça ?
  • Et bien, en Russie d’abord, puis en Europe de l’Est, en Chine, au Vietnam, au Laos, à Cuba, et j’en passe…
  • Mais c’est formidable ! Ainsi, j’avais raison, le prolétariat a brisé ses chaînes ! Je n’aurai pas fait tant de recherches pour rien.
  • La lutte des classes est enfin terminée dans ces bienheureuses contrées.
  • Euh, pas tout à fait
  • Que voulez-vous dire ?
  • Que la lutte des classes y est peut-être officiellement terminée, mais pas l’abolition des classes.
  • Ah ? Précisez, s’il vous plait.
  • Disons que de nouveaux exploiteurs ont remplacé les anciens.
  • Les traitres, les félons, qui sont-ils ?
  • Vous voulez vraiment le savoir ?
  • Bien sûr ! Il faut que la vérité sorte.
  • Et bien disons que toutes les bonnes places y sont prises par les membres des partis communistes.
  • C’est normal, c’est la dictature du prolétariat. Cela ne doit pas durer.
  • Oui, mais ça dure.
  • J’ai pourtant bien écrit dans tous mes ouvrages que la dictature du prolétariat était certes indispensable mais provisoire
  • Oui, mais elle dure encore
  • Ces bougres d’ânes n’ont rien compris
  • Oui, mais ça dure toujours
  • Ça va, j’entends, mais que voulez-vous que j’y fasse, je n’y suis pour rien
  • C’est pourtant vous qui avez imaginé ce redoutable outil
  • J’ai commis une erreur, voilà tout, scheisse !
  • Il n’y a pas que ça…
  • Herrgott nochmal, quoi donc encore ?
  • l y a eu des morts, beaucoup de morts
  • Verdammt ! C’est normal, on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs, on ne renverse pas le capitalisme en faisant la sieste !
  • Oui, mais ce ne sont pas les capitalistes qui ont été éliminés, mais les opposants, les paysans, les simples habitants des pays
  • Himmelsgott ! Je n’en crois pas mes oreilles
  • Morts déportés ou terrassés par les famines causées par le cynisme et la cruauté de leurs gouvernants, ou par les conséquences de leur désastreuse politique économique agricole, on parle de près d’une centaine de millions de morts…
  • Katastrophe ! J’aurai fait une erreur ? Reconnaissez que le capitalisme n’est pas parfait non plus
  • Certes, mais il ne prône ni la dictature, ni le parti unique, ni l’extermination de toute opposition
  • Il fallait bien essayer un autre système pour tenter d’améliorer les choses, nein ?
  • Il n’y a pas que ça !
  • Ach !, Leider ! Quoi encore ?
  • Il y a maintenant des dynasties communistes, comme en Corée du Nord, à Cuba…
  • N’en jetez plus, la coupe est pleine. Vous ne pourriez pas me trouver un exemple positif, malgré tout ?
  • Hélas non.  Ou plutôt si : Votre image reste encore excellente et votre œuvre toujours admirée par quantité de partisans.
  • Ach ! Vous me mettez enfin un peu de baume au cœur.
  • Vous m’en voyez ravi.
  • Et dites donc, cher JeanBat, c’est une sacrée bibliothèque que vous avez là, vous savez que j’aime beaucoup lire, voyons voir… « Tintin au Pays des Soviets », « Le Petit Livre Rouge », « L’Archipel du Goulag » … C’est bon, tout ça ?
  • Euh… Oubliez tous ces livres, Karl, ils sont déjà un peu dépassés.
  • Mais, Zum Donnerwetter, vous avez aussi mon Manifeste !!!

 

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  • Eh, oui ! Vous savez, Karl, dans le fond je vous aime bien, je pense même vous comprendre un peu.
  • Alors, vous me connaissez ?
  • Quand j’étais lycéen, juste après une année mouvementée - nous étions en France en 1969 - j’ai eu un excellent professeur de philosophie marxiste pendant deux années.
  • On m’enseigne donc à l’école, aujourd’hui ?
  • Bien sûr, vous faites partie de l’histoire de la philosophie.
  • Aussi ce professeur qui ne cachait pas son admiration pour vous nous a fait étudier votre « Manifeste du Parti Communiste ».
  • Sans essayer de nous endoctriner, disait-il, bien qu’il se révélât incapable de ne pas répéter en boucle qu’il n’existait rien de meilleur et de plus puissant que le matérialisme dialectique.
  • Nous traitions un sujet, il exposait les analyses de tous les philosophes, en partant des grecs jusqu’au XIXème siècle et, immanquablement, il finissait par vous, Karl !
  • Vous étiez l’éternel gagnant. Platon, c’était profond, mais rien ne vous égalait, Karl.
  • Vous m’en voyez flatté.
  • Quand il commençait à développer le point de vue marxiste - le vôtre - la physionomie de notre maître changeait, ses yeux se mettaient à briller, on voyait bien qu’il avait découvert le Graal.

 

Nous étions jeunes, nous n’avions pas le dixième de sa culture, mais cette étrange métamorphose que nous constations chez lui conduisait à développer très fortement notre propre esprit critique. Le plus facétieux de mes amis notait sur son cahier de cours : « Attention ! Point de vue marxiste dans cinq minutes ! »

Voir cet homme rigoureux, sérieux en diable, cultivé à un degré extrême, devenir un gamin admiratif devant « Das Kapital » nous sidérait sans toutefois parvenir à nous convaincre de la supériorité de ce fameux matérialisme dialectique dont il rabattait nos oreilles estudiantines.

 

  • Das hätte ich nie erwartet ! Je ne m’attendais guère à ce genre de témoignage.
  • Mais pour revenir à la postérité de votre œuvre, consolez-vous car vous êtes loin d’être le seul penseur dont les paroles ou les prédictions auront été déformées et caricaturées, voire totalement détournées de leur sens premier.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Regardez Jésus-Christ, vous croyez qu’il aurait approuvé que l’on brûle les hérétiques ? qu’il aurait cautionné la Sainte Inquisition, les croisades, l’évangélisation forcée et le luxe éhonté du clergé ?
  • Que Bouddha aurait aimé que l’on bâtisse pour son culte des temples contenant des statues géantes dorées à l’or fin le représentant parfois couché et alangui ?
  • Que Mahomet aurait souhaité que l’on prive les femmes de toutes libertés ? et glorifié les actions terroristes commises en son nom ?
  • Ah, excusez-moi, je parle d’un temps que les plus de 150 ans ne peuvent pas connaître.
  • Dites donc, quand vous parlez de mon œuvre en la comparant aux religions, ne savez-vous pas que c’est moi qui ai écrit que la religion était l’opium du peuple ?
  • Si, mais beaucoup d’historiens et penseurs, croyants ou non, considèrent aujourd’hui effectivement que le communisme s’apparente fortement à une religion.
  • Ce qu’on peut reprocher à vos croyants fervents, c’est leur endoctrinement, leur ardent prosélytisme qui gâche la vie sociale, dégrade les rapports humains.
  • Mais heureusement, on a le droit de ne pas être d’accord, du moins en démocratie.
  • Ich bin empört, Je suis dégoûté !
  • La destinée posthume de votre œuvre n’est-elle pas l’éternelle histoire recommencée pour tous les prophètes :
  • Tout commence bien, avec des promesses de lendemains qui chantent, de vie ou de bonheur éternels, et puis ça finit par la torture, les buchers, la corruption, le goulag, les charniers, les attentats… Vous n’avez pas connu ce brave et candide Ho Chi Minh trahi de la pire des manières à la fin de sa vie par ses camarades de lutte…

 

  • Vous ne croyez donc en rien, vous, JeanBat ?
  • En tous cas surtout pas aux prophètes de vie meilleure…

 

Je doute toujours, voilà tout.

 

Vous n’avez malheureusement pas eu le temps de connaître ce grand poète français qui écrivit :

 

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Encore s’il suffisait de quelques hécatombes

Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât

Depuis tant de grands soirs que tant de têtes tombent

Au paradis sur terre, on y serait déjà

 

  •  Es tut mir leid, Je suis sincèrement désolé.
  • Oublions tout ça, Cher Karl, cela m’a vraiment fait très plaisir d’échanger avec vous, même si - et je le regrette - je ne vous ai guère annoncé de bonnes nouvelles.
  • Mais ce n’est pas grave, demain matin vous retrouverez tous vos prédécesseurs et vous aurez tout oublié.
  • Tout de même, cela ne doit pas être facile, cher JeanBat, de vivre sans la moindre croyance !
  • C’est moins commode, plus exigeant…
  • Mais voulez-vous partager avec moi une tisane ? J’ai ici un excellent thé grec des montagnes à vous proposer, à moins que vous ne préfériez un bon schnaps …`
  • Ja, Prosit, JeanBat !
  • Prosit, Karl !

 

Quelques verres plus tard :

 

  • Je vous présente mes excuses, Karl, je crois que j’ai été trop dur avec vous. Vous asséner toutes ces informations brutalement après 142 ans, c’est tout de même très sévère, je le regrette.
  • Ach, mais pas du tout cher JeanBat, vous auriez pris des pincettes que je me serai méfié et n’y aurai pas cru.

 

La perfection n’est pas du monde humain, voilà tout !

 

  • Ah ça, on peut le dire !
  • Bonne nuit, Karl.
  • Gute Nacht, JeanBat, Schlafen Sie gut.
  • Zzzzzz
  • Rrrrrrr

 

JeanBat



 



13/02/2025
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