Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

atelier du 19/03/2014

La perte de quelqu’un / quelque chose – incompréhension des autres

 

Le calendrier dit « mardi ». L’horloge dit « 19 heures ». Une horloge noire sur un mur blanc que je ne reconnais pas. Des douleurs aigües dans les côtes que je ne reconnais pas. Il devrait être dimanche. Pourquoi n’est-il pas dimanche ? Mon frère entre dans la chambre que je ne connais pas, s’assoit à côté de moi sur le lit qui n’est pas le mien. Il me prend la main. Une femme en blanc me prend l’autre main et je sens une piqûre.

-          Vous avez eu un accident. Papa n’a pas survécu aux blessures.

Puis silence.

Une larme part toute seule et roule sur ma joue droite comme sur du marbre. Ma main se tend.

-          Je veux une cigarette.

Après, ça a été comme un carrousel. Retour à la maison. Maman qui pleure, qui prend sans arrêt des cachets. Les tantes, les oncles, les cousins… Condoléances, consolations… « Comme elle doit souffrir, pauvre petite. Elle était la préférée de son père. » « Heureusement qu’elle n’est pas morte, elle, si jeune. » Dans les yeux de ma mère il y a autre chose. Si elle avait pu, entre papa et moi, c’est lui qu’elle aurait choisi. Ils ne le savent pas, personne ne le sait, mais moi si.

Ça fait combien de temps que je n’ai pas ouvert la bouche ? D’où viennent toutes ces larmes qui coulent sans arrêt ? « Comme elle doit le regretter, la pauvre. » se disent-ils tous. « Comme elle est malheureuse. » Malheureuse, je le suis. De ne pas être partie moi, qui ne sers à rien, qui n’aime pas la vie, cette vie dans laquelle je suis tombée par erreur. Malheureuse d’être vivante. J’aurais recommencé ailleurs, sous d’autres cieux, dans une autre époque, avec un cœur tout nouveau. Ma mère aurait gardé papa, le seul être qui l’ait jamais aimée.

Je ne regrette pas mon père ? Je ne sais pas. Il est trop tôt. Je suis trop heureuse pour lui, surprise de voir que son désir le plus fort a été exaucé : mourir jeune, en pleine santé, avec sa fille à ses côtés et si possible pour elle. Dieu a dû beaucoup aimer papa pour répondre si bien à ses prières. Et je pleure de bonheur.

 

Situation où le cœur et la tête ne sont pas au même endroit – en société – décalage

Quarante jours après. Repas en mémoire du mort. L’affreuse coutume ! Encore une fois tous habillés de noir, avec des masques de circonstance. Papa détestait le noir. Il détestait me le voir porter. Avec quelle impatience il attendait ma nouvelle robe ! « Enfin tu auras une robe blanche ! » m’avait-il dit, en me voyant déployer le tissu peau de pêche et feuilleter les magazines de mode. « Eh oui ! Blanche ! Tu seras content. Et longue et le dos nu ! » Il avait eu un rire heureux, son rire qui n’appartenait qu’à lui, qui lui ensoleillait le visage.

Les invités sont arrivés. Dans ma chambre, je range les plis blancs de la robe, noue les bretelles derrière ma nuque. Je détache mes cheveux, tout comme il aimait. Les boucles d’oreilles multicolores, ses préférées. Les bracelets qui tintent. Les sandales à talons qu’il m’avait offertes. Puis j’y vais. Il le faut. Mère ne me pardonnerait pas.

Je m’arrête dans le cadre de la porte, glacée. Ils s’empiffrent, parlent la bouche pleine, vident leurs verres. Vêtements noirs, visages barbouillés de graisse, qui s’efforcent de garder leur gravité. Les odeurs de vin et de viande m’écœurent. Je sais que je devrais leur dire au moins « bonjour ». Mais depuis trente-huit jours ma mâchoire est serrée.

Horrifiés, tous les regards sont sur moi. Toute conversation a cessé. Pour eux, je suis une éhontée qui foule aux pieds la mémoire de son père, qui lui manque de respect. Alors que moi, pour la première fois, j’essaie de lui faire plaisir, et tente désespérément de croire qu’il le sait. La seule chose qui ne me réussit pas c’est sourire. Comme il aimait. Mais plus tard j’y arriverai. Et là il sera heureux.

Je ne sais pas en ce moment qu’il me faudra quinze ans pour arriver à sourire de tout mon cœur.

Gabriela 19/03/2014



04/04/2014
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