L'atelier du 17/02/2015
Il doit se distraire, essayer d'oublier. C'est pour cela qu’il les épie sournoisement tapi dans l'ombre, sélectionnant par avance celui ou celle de son choix.
- Non trop maigre, pense-t-il en reluquant la petite rouquine qui saute à la corde, celle-là non plus, trop sèche... trop lourde...fade...
Après avoir passé, tous les enfants en revue, il voit Ragebougrin le chat malicieux, saliver en se léchant les babines.
- Pour une fois, mon festin sera ce chat-là.
Au village, tous connaissent son existence. On dit qu'il habite un effroyable château perdu dans la forêt profonde, surgissant des brumes infernales de l'étang du noyé. D'habitude, les malheureux Chacrottins tremblent craignant pour leurs vies à chaque instant. Pourtant ce soir ils préparent joyeusement une grande fête. C'est que dame faucheuse la compagne du monstre a semé un vent d'oubli dans leurs cervelles humaines. Elle a secoué sa grande toile et ils ont oublié la peur et la menace. Insouciants ils courent à la besogne, s'affairent en riant. Pour cette fois, le dévolu du dévoreur s'est jeté sur le chat.
Ragebougrin connaît l'histoire, le vent d'oubli ne l'affecte pas puisqu'il est chat. Donc il sait que ce soir va y avoir de la bagarre. Malicieux il ne se formalise pas, tout lui passe au-dessus de la moustache. Pour l'heure, il occupe son temps à chasser sa souris favorite, la Grisette dans le petit bois d'en haut. Patatras, il trébuche sur un Napoléon d'or. Ébloui par l'éclat de la pièce, Napoléon se met à lui parler. Il l'écoute lui raconter les grandes batailles, les campagnes d'Italie, d'Autriche, de Russie.
- Pfit, soupire le chat, je ne suis pas un écolier ni un grognard et la Légion d'honneur, le Code Civil etc. je m'en bats les coussinets. Dit-il en jetant la pièce de ses griffes acérées dans les airs.
- Pile, je me repose et face je cours après Grisette.
- Le Napoléon d'or s'abat face contre terre. Minet se met en boule et pique un roupillon. À peine a-t-il fermé les yeux qu'une chose bruyante genre aspirateur, vient lui agacer les oreilles.
- Ragebougrin, fainéant, debout. Le devoir t'appelle.
- Oh ! qu'est-ce que tu me veux? Et qui t'es hein qui t'es toi pour me causer comme ça?
Un joli papillon aux formes humaines de genre indéfinissable se manifeste à lui de la manière suivante.
- Je suis l'esprit des fleurs, c’est Kercus le grand chêne, notre père spirituel qui m'envoie. Il te fait dire que tu dois combattre le dragon qui retient les enfants prisonniers du château de l'ogre semeur de vent.
- C'est quoi cette histoire ? J'ai rien à voir avec tout ça. Tu t'es trompé. D'ailleurs, j'attends la mienne d’histoire. Elle ne devrait pas tarder, ça commence comme ça « un meunier ne laissa pour tout héritage, à trois enfants qu'il avait que son moulin, son âne et son chat. L’aîné eu le moulin, le second l'âne et et le dernier n'eut que le chat...C'est pas pour me vanter, mais je vais en faire un marquis de Carabas du petit et il va épouser la fille du roi et tout ça grâce à moi.
- L'elfe le coupe net.
- Si tu vas par là, je suis pas non plus dans la bonne histoire. Un certain Andersen m'avait déjà employé. Poucette, tu as entendu parler
- Non, bon, mais là n'est pas la question. On n’a pas le choix. Il faut sauver notre peau. On doit écrire un nouveau récit.
- Comment ça sauver notre peau ?
- Plutôt ta peau, je devrai dire
- Comment ça ma peau ?
- T'es dans le collimateur de l'ogre pauvre vieux.
- Le collimateur ?
- Ne l'écoute pas, rendors-toi !
D'où provient cette voix hypnotique ?
- Rendors-toi, ne l'écoute pas.
Elle se laisse glisser sur son fil pour mieux se balancer devant les yeux de Radebougrin.
- Tes paupières sont lourdes, lourdes, laisse-toi aller.
Le chat se rendort pendant que l'elfe et l'araignée règlent quelques contentieux dont nous tairons les mots qui risqueraient de choquer un lecteur éduqué.
Pourtant l'affaire s'envenime. À court d'arguments, Faucheuse resserre les liens de sa toile sur le frêle corps de l'elfe. Le pauvre petit être se débat en vain, si étroitement ligoté, à la merci de son pire ennemi. L'autre s'approche en ricanant. Son mucus gluant bave le long de son torse velu.
- Devine, qui aura le dernier mot ? dit-elle en la dévorant de ses gros yeux tout rouges
Comme elle dit cela, un gland tombe du chêne millénaire sur la toile dangereuse, fourbe et mécréante. Il la déchire et libère le joli petit esprit, puis entraîne l’araignée coupable qui se laisse écraser au sol par l'akène magique.
- Voilà une bonne chose de faite soupire l'esprit des fleurs voletant au-dessus d'un ectoplasme d'où semble s'échapper une longue patte glabre. Puis réveille le chat
- Radebougrin voici le gland magique qui te permettra de trouver le chemin et de vaincre le mal, surtout ne le montre à personne, car c'est un gland timide et susceptible qui supporte très mal l’exhibition. Lorsqu'il n'était encore qu'un minuscule germe, il subit un traumatisme dont il porte les stigmates. Garde-le caché dans ta fourrure. En route Raguebougrin . N'oublie pas mes recommandations et accroche-toi bien. Attention au départ. Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro, partez
Le napoléon d'or fait une poussée de croissance emportant le chat avec son gland en poche dans les airs, vers d'autres aventures.
Ici, là-bas, ailleurs, partout en même temps : voici l'ogre semeur de vent. Depuis le début, l'ogre suit notre chat sans que personne ne s'en aperçoive puisqu' il est transparent comme l’éther. Il se dit qu'il est temps d'agir, que ces nouveaux événements commencent à l'agacer sérieusement. Il a assisté à la défaite de Faucheuse, sa compagne infidèle, fauchée lâchement par le gland magique. Et même s'il la soupçonnait depuis belle lurette de filer un mauvais coton c’était quand même troublant de la voir écrabouiller par terre. Dégouttant, beurk, de quoi lui couper l’appétit. Parlons-en de son repas, il se balade dans les airs son futur repas et cette idée loin de lui déplaire, lui fait envisager une nouvelle suggestion : vol-au-vent de chat dans son lit de pétale de rose. Si c'est pas de la poésie ça !
Ragebougrin s'est envolé au-dessus des bois, des montagnes, des forêts, des lacs, des océans. Il sent pourtant que quelque chose s'est détraqué dans sa pièce volante, il n'est pas normal de perdre autant d'altitude. Les choses se présentent très mal. Les commandes de la pièce ne répondent plus du tout, l'altimètre indique trois centimètres du sol. Fatalement, il est obligé d’atterrir. Partout autour de lui, du sable rien d'autre que du sable, des dunes de sable. Il n'a pas trop le choix, il se penche sur sa machine volante, essaie tant bien que mal de réparer son tort, usant de toute sa malice avec des Bonaparte par ci, des Votre Majesté empereur par là et patati et patata. Quand il entend une petite voix
- Dis monsieur dessines moi un mouton
Un petit blondinet le tire par la patte. Troublé de s'entendre appeler monsieur il interroge le bambin.
- Mais d'où viens-tu, comment es-tu arrivé jusqu'ici ?
Le Petit Prince lui confie que sur sa planète il aimait une rose coquette et prétentieuse. Dans un jardin de hasard, il en a vu des centaines d'autres, identiques à la sienne. Lui la croyait unique au monde. Il était bouleversé.
Ragebougrin ne supporte pas de voir pleurer ce petit bout d'homme. Alors il pense au gland magique. Sans trop se méfier, il demande au Petit Prince de l'emmener dans le jardin des mille et une roses.
- Hello joli Minet, qu'est ce qui t’emmène par là ?
Un ravissement pour les naseaux une odeur irrésistible le fait chavirer et son cœur s'emballe.
- Comme vous êtes belles dans vos pétales de soie et vos corsets de velours verts.
- Nous sommes là pour éblouir.
Puis il se ressaisit pensant à sa mission.
- Petit bonhomme, j'ai dans ma poche quelque chose qui va pouvoir t'aider.
Devant toutes les fleurs, il sort le gland magique en lui demandant de trouver une réponse pour chasser le chagrin de son ami.
- Tu avais interdiction de me montrer aux autres. J'ai perdu mes pouvoirs magiques à cause de ta négligence maintenant. Je suis devenu un gland tout à fait banal, juste bon à donner aux cochons. Il se ratatine tout penaud.
Le greffier embarrassé devant tant de désespoir se dit qu'il est totalement stupide et qu'il n'arrivera à rien, que décidément on se demande pourquoi le grand esprit l'a choisi lui, ce raté doublé d'une cervelle de moineau. Tout à ses sombres réflexions, une jeune rose en bouton se penche compatissante vers le gland confus puis d’épanoui en une rose éclose. Posé dans son cœur, un petit être avec des ailes comme un ventilateur murmure ses paroles.
- Pauvre petite graine abandonnée trop tôt, tu n'as pas connu la tendresse d'une mère, la complicité d'une sœur, le soutien d'une famille. Dés ta naissance il t'a fallu remplir des fonctions de responsabilités et tu t'es toujours caché, car au fond tu étais malheureux. Mais vois, nous sommes des milliers à te chanter notre soutien, notre fraternité, notre amour. Toutes les roses entonnent un chant de tendresse à destination du gland orphelin avec des modulations et des harmonies si pures si suaves, si enveloppantes qu'il se ragaillardit et retrouve son bel éclat.
Le chant s’épanouit dans l'espace, résonne jusqu'aux oreilles de l'ogre semeur du vent. C'est alors que Rabegougrin prend son gland d'or comme un micro et miaule avec toute la douceur du monde :
- « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux. »
Troublé, l'Ogre ne peut se contenir et dans une tempête de dépit il rugit et se dévoile.
- Aimez-moi! Moi aussi je veux que l'on m'aime.
Le gland lui saute au visage
- D'accord, mais d'abord, renvoie-les tous chez eux. Car je sais moi que tu n'es qu'un semeur de troubles, vorace et rageur. Jaloux tu dérobes les héros, tu t'en nourris, tu voles leurs phrases, leurs mots. Tu as éparpillé les pages de toutes ces belles histoires, les as mélangées pour ton conte personnel. Voleurs d'histoires.
Amadoué et sans défense l'ogre se rend.
C'est ainsi que le chat, le Petit Prince, l'elfe se retrouvent dans les écuries du château de l'ogre. Un immense livre avec de très belles illustrations est posé sur la paille fraîche. Et dans une coupe d'or gigantesque, une montagne de bonbons. L'ogre ouvre la première page du livre
Il dit au chat.
- Tu prendras bien un bonbon avant de rentrer chez toi ?
Véronique 17/02/2015
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