Maridan-Gyres

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Reviviscence en fraude

Reviviscence en fraude

 

Chapitre I

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Elle l’attend sous la grande horloge de la Gare Saint-Roch à Montpellier. De loin elle le voit s’approcher puis s’arrêter pile à deux mètres d’elle. Il la regarde sans un mot. Emue puis consciente de la fragilité de son équilibre, tant physique qu’émotionnel, elle s’avance lentement - le temps de faire taire les battements désordonnés de son cœur - vers lui et, une fois à sa hauteur, pose trois rapides bises sur ses joues et lui dit : « C’est le chiffre ici à Montpellier, trois et non deux comme à Paris »

 

Lui  :  Trois comme trois décennies … Laisse-moi te regarder.

Elle  : S’il te plaît, ne me dis pas que je n’ai pas changé, uniquement pour me faire plaisir. On a tous vieilli. Mais je m’en fiche  royalement ! … Le voyage s’est-il bien passé ?

 

Ils sortent de la gare et sous le doux soleil de mai, s’attablent à la terrasse du bistrot.

 

Lui  :  Comme sur des roulettes. Pour une fois, aucun retard avec le TGV.

Elle  : Comment vas-tu ? Et tes parents ? Dans mes souvenirs, ils …

Lui :   Parle-moi d’abord de toi. Dès que je t’ai repérée, je n’ai pas hésité une seconde. Mais pas une … et me voici.

Elle  : Oui, je reconnais là ta réaction. Toujours aussi rapide qu’il y a trente ans. Ton mail d’hier m’annonçant ton arrivée dans la matinée m’a tellement surprise. J’ai été prise de court… mais heureuse. Ça fait quand même un très long bail.

Lui  :  Depuis quand exactement ?

Elle  : Depuis la chute du Mur de Berlin. L’eau a bien coulé sous le Pont Mirabeau à Paris. Ici, mon Lez est bien plus lent car moi-même je vis dans une lenteur calculée, au rythme du passage des nuages. Tu te souviens  de cette atmosphère de ferveur qu’on avait vécue à Paris ? Gorbatchev, Glasnost et Perestroika … puis … les pays d’Europe de l’Est, les événements de Tiananmen et pour finir le Mur de Berlin … L’exaltation vécue de toute cette période de la dissidence  anti-totalitaire !

Lui  :  Comment ne pas m’en souvenir ! Ma mémoire se doit d’en garder la meilleure part. Et pourquoi ? Car après ça, tu disparais. Aucune trace, nulle part. Plus vue, plus entendue, disparue. Comment pouvais-tu …

Elle  : Ce fut une période très dure pour moi. J’ai dû chercher un travail rémunérateur à l’extérieur. Les droits de l’homme, c’est bien beau, voire passionnant, mais ça ne nourrit pas. Au contraire. J’en sortais complètement ruinée.

 

Sur la table, il lui prend la main comme sous l’effet d’une aimantation.

Elle sent sa paume ferme et chaude. Elle laisse sa main s’y lover sous la caresse.

 

Lui  :  Quelle émotion de te revoir ! Après une telle absence …

Elle  : Moi de même.

Lui  :  Pas avec la même intensité, j’en suis certain. Dis-moi, comment tu vas, à présent ? As-tu quelqu’un ? Laisse-moi deviner… Si tu viens, seule, à la gare accueillir un vieil ami, c’est que tu es libre, non ?

Elle  : Exact… dans un sens. Et toi ?

Lui  :  Oh, moi, c’est assez compliqué. J’ai du mal à sortir d’une relation devenue de plus en plus invivable. C’est terrible, le désamour. Descendre ici te voir en coup de vent est comme une bouffée d’air frais.

Elle  : Le désamour, j’ai connu ça. Terrible comme tu dis. C’est surtout douloureux, de part et d’autre.

 

Il devient soudain rêveur et silencieux.

 

Elle  : Il est déjà treize heures passées. Je t’amène déjeuner dans mon restaurant vietnamien tout près d’ici. Je pense que tu vas apprécier.

Lui  :  Tu te souviens de la table ouverte que Raymond Moretti recevait ses amis une ou deux fois par mois dans un restaurant chinois à La Défense ?

Elle  : Bien sûr. Quelle époque !

 

Ils quittent le bistrot et longent la petite rue Durant.      

Au restaurant Le Jasmin à Montpellier.

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Lui  :  Je te laisse choisir. Je m’y connais un peu, mais pas autant que toi. Je descends ici davantage pour te voir que pour penser à manger vietnamien.

Elle : Je sais. C’est pourquoi je vais te faire goûter un de mes plats préférés. Le chao tôm. La sauce qui l’accompagne est unique, tout à fait à mon goût. Bien meilleur ici que chez nombre de restaurants à Paris 13è.

Lui  :  Tu ne m’as pas répondu. As-tu quelqu’un ? De près ou de loin ?

 

Elle s’active à lui préparer un rouleau de boulette de crevettes … et se tait.

 

Lui  :  Alors ?

Elle  : Goûte-moi ça. Voilà … tu plonges le rouleau dans la sauce. N’est-ce pas délicieux ? C’est le bâtonnet de canne à sucre qui stimule le goût de la boulette de crevettes.

Lui  :  C’est bien toi. Pas de doute là-dessus. Toujours « l’échappée belle » !

Elle : Chaque chose en son temps. Pas tout en même temps. Contrairement à notre jeune Président de la République qui prône le tout en même temps.  

Lui :  Tu vas me trouver absolument irrationnel. J’ai voté pour lui dès le début. En grande partie parce qu’il a transgressé en aimant une femme beaucoup plus âgée que lui. Ce n’est pas très politique, j’en conviens, mais ça me plaît de penser à notre histoire. A cette similitude. A cette proximité.    

 

Elle a failli dire « moi aussi » et d’un mouvement de bouche, bloque sa langue.

.

Lui  :  Que penses-tu de leur histoire ?

Elle : Une très belle histoire d’amour. Bien rare à notre époque où tout devient, dans un clic, changeable et interchangeable. Des amours au pluriel. Des amours à échanger. Des amours qu’on énumère comme des trophées. On devrait créer la Coupe du Monde des Amours Ephémères. Tiens ! On va breveter la CMAE ! Qu’en dis-tu ?

Lui  :  Le mien pour toi n’a jamais été changeable, encore moins éphémère, tu dois le savoir. Toi, la cause de mes premiers émois …      

Elle  : La péniche de tes parents est toujours sur la Seine à Asnières ? Ou Suresnes ? Si ma mémoire est bonne…    

Lui  :  Mes parents décédaient en 2012, à sept mois d’intervalle. D'abord mon père puis ma mère. Elle ne pouvait accepter l’idée de lui survivre. Et elle se laissait dépérir à vue d’œil. Ma sœur et moi, on ne pouvait rien faire. Même les trois enfants d’Elena n’avaient pas réussi à réveiller la torpeur de leur grand-mère à la vie. C’était très dur pour moi de la perdre ainsi. Une impuissance bien amère face à une telle volonté.  Un vrai goût de cendres. Quant à la péniche, Elena s’occupe à la louer toute l’année à des touristes, essentiellement venus d’Europe du Nord  …

Elle  : Je suis vraiment désolée d’apprendre la nouvelle. J’ai encore en mémoire l’image très unie de leur couple au cours de ces soirées mémorables chez nos amis les Plioutch à Nanterre. Comme le temps passe … Tu as combien d’enfants ?

Lui  :  Aucun. C’était le désespoir de mes parents … (Un silence puis il reprend). Ils t’aimaient bien, mais ma mère redoutait mes sentiments d’alors pour toi. Elle ne cessait de me répéter, de m’avertir …  Elle s’angoissait de …

Elle  : Je sais. Elle et moi, nous en avions parlé ensemble, longuement… D’où ma disparition après la Chute du Mur de Berlin.

 

Elfina

Ermitage-sur-Lez

(Chapitre I) 15/06/2019

 

Chapitre II à paraître samedi 22 juin 2019



16/06/2019
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