Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

suites et fins du croissant doré

Ohé !  Ami lecteur que j’ai amené où je voulais ! Je sais ce que tu veux, toi, ô optimiste invétéré.

 

Lucie, habituée donc à obéir, sourit machinalement, puis honteuse, baissa la tête en rougissant et pressa le pas jusqu’à son lieu de travail. Malgré elle, elle arborait un visage moins fermé, ses yeux se perdaient dans le vague. Qui lui offrait ces croissants ?

Qui, dans la foule des hommes l’avait remarquée ?

Pourquoi ?

Était-elle visible aux yeux de quelqu’un, elle, l’insignifiance personnifiée ?

 

Pour une fois, un peu réconfortée, elle osa regarder ses compagnons de bureau en face et risque un timide salut. Ceux-ci étonnés, lui répondirent gentiment. La journée passa vite, le poids habituel qui l’accablait semblait moins lourd. Elle retourna chez elle, saluée par un gentil au revoir auquel elle répondit d’une voix à peine audible.

 

Tiens ! Que se passait-il ? Cette jeune plante épineuse semblait s’ouvrir ! Allait-elle enfin s’épanouir ?

 

Elle se coucha, toujours hantée par la pensée de l’offrant inconnu, si énervée qu’elle eut du mal à trouver le sommeil. Fatiguée, elle se réveilla en retard alors qu’elle voulait surveiller sa porte. Elle se précipita, ouvrit… Un autre sachet contenant toujours un odorant croissant doré.

 

Elle sourit cette fois sans retenue et repartit avec sa viennoiserie, qu’elle dévora sans arrière-pensée. Elle ferma les yeux en le savourant. C’était une sorte de vengeance sur le détestable souvenir de son enfance, sur son odieuse mère.

Ses pensées devenaient enfin positives. Non, il y avait donc des gens sympathiques sur Terre. Elle se regarda dans la glace et changea sa façon de se coiffer ; elle dégagea son front ; elle sourit timidement à son reflet et fut étonnée de la transformation. Le sourire changeait tout ; elle avait une fort belle bouche aux lèvres pulpeuses. Son visage était illuminé, ses yeux pétillaient. C’était donc elle cette jeune femme, mon Dieu ! Pas si vilaine que cela !

Elle n’aurait pas dû croire sa mère odieuse, malade dans sa tête.

 

Et tout cela, pensa-t-elle, grâce à quelques croissants ! Elle chercha une toilette un peu plus pimpante, une jupe au lieu de son éternel jean… et partit d’un pas résolu, décidée à montrer la nouvelle femme qu’elle sentait naître en elle.

Au bureau, son apparition surprit. Elle esquissa un léger sourire, encore incertain, et murmura un petit bonjour. Les autres la contemplèrent, bouche bée. Ils n’étaient pas habitués à une telle manifestation de sa part. Mais la journée était si belle, si claire, si prometteuse, qu’une atmosphère de paix et gaité régnait. Tous se sentirent contraints de lui sourire et quelques-uns la saluèrent d’un engageant : « Bonjour Lucie ! Quelle belle journée ! »

Les plus indulgents prirent, son salut pour des excuses ; pour une sorte d’éclosion… et se rendirent compte que Lucie sous ses airs revêches, ses cheveux en rideau et ses vêtements informes, pouvait être attirante.

Lorsqu’elle se retrouva à la pause-café, Lucie s’obligea à ne pas fuir comme auparavant, mais elle sirota le liquide noir, toujours perdue dans des rêves agréables, ensorcelée par l’ambiance festive de ce beau jour de printemps.

Elle fut rejointe par un jeune collègue qu’elle avait toujours ignoré par crainte. Un garçon bien timide lui aussi et dont les autres se moquaient parfois. Il hésita à s’approcher de la machine à café, la jeune femme qui stationnait près d’elle, tenant une tasse, était d’habitude peu agréable.

À son étonnement, elle lui sourit, et dit : « C’est vraiment un jour exceptionnel ! Quel beau temps ! Et quels parfums de fleurs. »

Jamais Lucie n’avait auparavant parlé aussi longuement. Alors le jeune homme soulagé, grimaça : « Oui, c’est vrai ; il y a comme de la magie dans l’air. »

Et tous deux sourient encore. Ce fut le début d’une timide relation, qui devint histoire d’amour…

Tout cela grâce aux croissants offerts : ce seul acte de sympathie avait dégelé Lucie enclose dans une gangue de glace. Mais qui avait offert les croissants ?

Lucie ne tenta pas de résoudre l’énigme ; d’ailleurs, l’offrande cessa rapidement.

 

Pourtant, le jour de son mariage, perdue dans son bonheur tout neuf, elle ne remarqua pas, au fond de l’église, un petit vieillard qui souriait à la cérémonie. C’était un des locataires de l’immeuble de Lucie, le petit vieux abandonné de tous, qui occupait un studio au rez-de-chaussée. Ce vieux qu’elle avait croisé souvent, et qu’elle n’avait même pas salué, plongée dans sa déprime et sa rancœur !

Ce petit vieil homme, au grand cœur, n’avait pas pu supporter de la voir ainsi gâcher sa vie, de se racornir. Et il lui avait envoyé un signe d’amitié pour la ramener dans le monde des vivants.

 

Alors ? Ami lecteur ? Es-tu heureux ? Tout est bien qui finit bien, non ?

 

Mais je vois Lucie qui me fait un signe, elle secoue la tête tristement. Non, ce n’est pas la vérité. Ce n’est pas ainsi que cela s’est passé !

 

Alors, écoute cette vérité, même si elle ne te satisfait pas.

 

Donc Lucie fût surprise de trouver des croissants à sa porte. Bien sûr, au début la méfiance l’emporta. Elle ne faisait confiance à personne, et ces croissants lui rappelaient son odieuse marâtre. Elle ne parvint pas à surprendre le donateur. Mais il est vrai que ce geste de sympathie la remua, la transforma et qu’elle changea peu à peu. Elle s’apprivoisa, puis prit soin d’elle et devint une jeune femme attirante. Cette transformation ne passa pas inaperçue à ses collègues. Quoi ? Cette harpie si peu agréable, maussade, revêche se transformait ? Pourquoi ? La curiosité les titillait.

Alors une pensée mauvaise leur vint : il fallait approcher la nouvelle Lucie, la faire parler… et mieux, ajouta l’un des hommes, la séduire !

Et un pari fut décidé. La somme de cinq cents euros fut engagée. Tous topèrent. Elle serait à celui qui parviendrait à ses fins auprès de Lucie. On pensait que ce serait bien difficile, tant la femme leur paraissait encore désagréable, malgré ses maigres efforts de politesse.

Ainsi Lucie fut peu à peu enveloppée de gentillesses, de prévenances… et elle s’y laissa prendre peu à peu, malgré un reste de méfiance.

Deux jeunes hommes étaient surtout galants, et imperceptiblement, elle sentit son cœur se réchauffer. Elle rêvait… si bien qu’elle prit du retard dans son travail.

Alors honteuse, elle qui jusqu’à ce jour s’était donnée à fond dans sa tâche, elle décida de se rendre tôt au bureau.

Elle serait la première, et pensait abattre le travail en suspens. Le temps passait… C’était l’heure de l’arrivée de ses collègues. Lucie alors, pour ne pas avouer qu’elle était venue réparer son retard, alla se réfugier dans les toilettes, situées sur lepalier ; elle pensait arriver quelques minutes après les autres.

Bientôt, elle entendit quelqu’un entrer, faire couler de l’eau… mais bientôt d’autres personnes se manifestèrent.

Ma parole, pensa-t-elle, j’ignorais que cet endroit était un tel lieu de rendez-vous !

Cependant, les paroles échangées la glacèrent. Il n’y avait pas de doute ; c’était d’elle qu’on parlait !

-          Tu en es où toi, dans la conquête de la chipie ?

-          Oh! Je pense que ça avance.

-          Pas bien facile quand même ! Que d’efforts pour cette guenon !

-          Pourtant, t’as vu les efforts de transformation qu’elle fait ?

-          Oui, donc cela doit marcher.

-          Qu’est-ce qu’elle croit cette Lucie ! Qu’on va oublier la petite souillon qui nous a pourri l’ambiance pendant des mois ?

-          Bah ! Finalement, elle n’est pas si moche.

-          Tu la veux, ma parole.

-          T’es pas fou! Le pari tient toujours non ? C’est tout ce qui m’intéresse.

-          Cinq cents euros ! C’est une somme.

-          J’espère que les autres n’oublieront pas qu’ils se sont engagés à payer si l’un de nous parvient vraiment à la dégeler et à la séduire !

-          Ce sera d’un comique ! J’imagine sa tête, à la peu aimable donzelle. 

Puis les deux hommes sortirent en discutant. Lucie était effondrée. Tout n’était donc que moquerie. Tout recommençait comme avant. Personne ne l’aimerait jamais. Elle n’était d’ailleurs pas aimable, sa mère avait raison. La journée qui lui avait paru si belle devenait froide et grise.

 

Impossible de regagner sa place dans le bureau, d’affronter l’hypocrisie de ses compagnons. Elle partit sans bruit… Dans la rue, elle baissait la tête en marmonnant.

Elle voulait se réfugier chez elle, et elle bouscula dans le hall, le vieux voisin du rez-de-chaussée. À la vue de son visage ravagé, l’homme l’appela :

-          Mademoiselle, mademoiselle Lucie…

Mais elle l’ignora, impatiente de se retrouver seule. Comment pouvait-elle se douter que c’était lui, le généreux, à l’écoute des autres qui cependant l’ignoraient, qui l’avait remarquée. Il avait voulu l’aider en lui faisant un signe amical. Il avait avec joie assisté à sa transformation. Mais que s’était-il passé ?

Pourquoi la petite était-elle bouleversée ?

Il n’osa pas cependant insister.

 

Lucie se blottit au fond du lit : dormir, dormir, oublier…

Elle se souvint alors des comprimés qu’elle avait en réserve du temps où elle dormait si mal. Alors elle se leva, alla fouiller dans sa pharmacie qui contenait encore plusieurs boîtes de somnifères ; elle se contempla en ricanant une dernière fois dans le miroir, puis retourna se coucher et avala deux boîtes de comprimés sans regret.

 

Viviane 04/06/2014



06/06/2014
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