Maridan-Gyres

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Atelier 12 – 2019 – 2ème sujet - Lipogramme N

Ici et Ailleurs

 

Léa, sa meilleure amie lui dit : Voici l’adresse du Dr. X, célèbre psychiatre à Paris. Va le voir. Je crois qu’il saura résoudre tes problèmes.

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Avec amertume, Léa revoit, image après image, le parcours de vie de sa meilleure amie. Lors de ces temps révolus, celle-ci s’appliquait à toujours regarder les choses de près, à créer l’abécédaire du subtil alliage espace-temps, à réaliser projet après projet avec fougue et allégresse, à aborder avec témérité les épreuves de sa vie tumultueuse et ce hors de tous dommages collatéraux…

 

Hélas ! Imperturbable, le temps a exécuté l’œuvre de ses méfaits destructeurs de molécules chez diverses strates de sa mémoire, épisodique, procédurale …

 

À force de dire à ses proches amis que là où elle habite s’appelle « ailleurs » comme adresse, elle les déroute et les voit peu à peu disparaître de là où elle habite.

 

Comme pour satisfaire ce sort successoral issu d’ailleurs qui lui est tombé du ciel, pile poil sur sa tête brumeuse et qui, par la suite, mit à rude épreuve sa modeste bourse pour acquérir le reliquat, elle s’amuse comme elle peut à être « ailleurs » la plupart du temps et fort peu à être « ici ».

 

Or c’est « ici » qu’elle habite.

Ici est proche. Ici m’est proche. Et c’est ce qui me touche, affirme-t-elle, ferme et péremptoire.

Rare et délicat, ailleurs est autre. Mais s’il aspire à m’être proche, alors lui aussi, il me touche, murmure-t-elle, les yeux baissés.

 

Le seul repère-pilier valable d’« ici » est le Lez. Sous le soleil, le fouet de ses vaguelettes vibre le reflet moiré. Perchée au troisième étage de l’Ermitage-sur-Lez, de ses yeux ravis, elle le regarde couler, calme ou fougueux.

 

Comme pour la défier, « ailleurs » se compose de plusieurs « ici ». À parts égales « pour » ou « versus ». Solidarité côte-à-côte ou adversité face-à-face. Souffler le chaud et le froid. Comparer l’humide et le sec. Dispatcher les couleurs d’après les degrés de leur épaisseur. Séparer le triste du joyeux. Attraper le moi qui part et aduler le moi qui reste … etc. Elle s’y perd.

 

Faut-il ouvrir tous les tiroirs ? Vider les autres placards de sa mémoire pétrifiée ? Pour retrouver quoi, au juste ? Les étages de ses ego acculés à la détresse de l’oubli ?

 

Que faire pour assurer le fragile et subtil équilibre de tous ces « moi » privés de vitalité  cérébrale ?

 

Après la prise de bec ardue (la bourse ou la vie ?) avec le plombier qui lui a facturé le triple du devis premier, elle a réussi à se débarrasser et de lui et de sa facture payée à sa juste valeur (que de salive perdue pour arriver à ce résultat !), elle décide, forte de ce double succès à grosse dose matérialiste (prosaïque pas Prozac !), d’accoler ses mots d’« ici » à ceux d’« ailleurs » pour héberger ses propres mots parmi l’amicale des mots d’autrui qui va leur servir désormais de refuge.

 

Est-ce traduisible, voire lisible pour la clarté des mémoires partagées ?

 

Elle plaide sa cause : Sur terre, je refuse d’admettre que l’herbe est plus verte « ailleurs ». Surtout si désormais « ailleurs » choisit de rester « ici ».

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Elle ajoute, têtue : Vers les hauteurs, je me rêve d’être l’oiseau (*) qui vole dix mois hors de tout repos et ce jusqu’à cette altitude de deux à trois mille mètres.

 

Elle réclame, timide : Pourriez-vous, s’il vous plaît, m’attribuer le titre de « Voyageur Immobile   Emérite », moi qui reste « ici » à bifurquer de pays après pays et ce avec l’aide des images de ma TV et du vieil ordi légué hors héritage. Je crois que je mérite le titre de VIE et ce à juste titre.

 

Fort compliqué tout ça ! Déplore le psychiatre. Du haut de la paille empathique du célèbre regard bleu, il doit se dire, perplexe : Bizarre, pathétique même.

 

Face au calme du spécialiste des travers, elle cherche à exécuter l’ultime recours pour justifier les clairs-obscurs de ses paroles fébriles, désespérées à force de débilité et pas toujours appropriées. À qui veut l’écouter, elle articule avec ardeur, elle répète avec ferveur : Laissez-moi ici rêver de mes mots. De grâce, laissez-moi ici saupoudrer de rêves sur les mots issus d’ailleurs !

 

Véritable prière à l’affût de ce leitmotiv issu d’improbables « ailleurs » pour le plus accessible des « ici ».

 

Au Ciel miséricordieux de décider !

 

Et à la Sécurité Sociale de rembourser (ou pas !) les heures fort coûteuses passées auprès du célèbre psychiatre !

 

 

Elfina

Ermitage-sur-Lez

09/05/2019

 

(*) Le martinet noir vole dix mois sans se poser et peut monter jusqu’à une altitude de deux à trois mille mètres.

 



11/05/2019
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