Maridan-Gyres

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Atelier 7 - Le conte

La bande des quatre

On frappe à ma porte. Je regarde le réveil de ma table de chevet, à peine six heures du matin. J’enfile vite ma robe de chambre et vais ouvrir, les yeux encore chargés de  poudre Morphée.

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Une épaisse enveloppe kraft rigoureusement fermée glisse à travers la porte à peine entrebâillée à cause de la chaîne du loquet bien accrochée à sa base. J’entends une voix à peine audible :

 

-         Pour vous, le Jugement du Tribunal.

 

Puis plus rien. Que le silence du couloir de mon appartement perché au troisième étage. Comme dans un rêve, je saisis l’enveloppe, la palpe, l’examine : aucune inscription. D’un coup sec, je ferme la porte et laisse l’enveloppe sur le bahut de l’entrée à côté de mes lunettes de soleil. Il me faut mon café matinal pour me secouer. Un café bien fort, bien tassé. Qu’est que c’est que cette histoire de Tribunal ? Il me faut des idées claires au lieu de ces supputations.

 

Ai-je la folie d’héberger un quelconque terroriste pour qu’on se permette de me réveiller manu militari à six heures du matin, l’heure de perquisition légale ? Ai-je renversé quelqu’un alors que je n’ai pas de voiture et que je ne sais pas conduire ? Ai-je par inadvertance commis quelque délit notoire, col blanc, bleu ou jaune ? Sans intention de nuire, suis-je sombrée dans une quelconque délinquance ? Peu probable vu mon âge canonique. Mais comme disent certains, on ne sait jamais avec ces seniors et seniorettes qui refusent, obstinément et par malice, de vieillir, pire de partir pour laisser enfin la place aux jeunes.

 

Après une grande tasse de café au lait et deux solides (mais cassantes) biscottes beurrées et étalées de confiture d’abricot, je me laisse choir sur mon fauteuil stressless et j’ouvre l’enveloppe.

 

A peine ai-je lu le mot Tribunal de l’en-tête de la lettre officielle que ce mot disparaît. Sidérée, je frotte mes yeux. Instinctivement je ferme la lettre et reprends ma respiration. Puis je l’ouvre et de nouveau les mots de Grande Instance disparaissent comme par magie. Immédiatement mais avec précaution, je la plie en quatre et la remets dans l’enveloppe. Est-ce le pouvoir de mes yeux qui fait ainsi disparaître les mots ? Je vérifie et dirige mon regard vers le titre d’un de mes livres qui jonchent le carrelage blanc de mon séjour dans l’attente d’être lus après l’achat pour être ensuite rangés ou prêtés à mes amis. Non, je certifie que, là, les mots ne bougent pas et les lettres imprimées sont  immuables à perpétuité.

 

Je raisonne. Primo côté rationnel : l’oxydation à l’air du papier ou de l’encre ? A vérifier plus tard auprès des membres scientifiques de ma famille. Secundo côté irrationnel : la volonté maléfique issue d’un monde obscur dont je ne dispose pas la clé d’entrée ? A ruminer en douce sinon …

 

Je calcule. La disparition des mots s’effectue à la même vitesse que mettent mes yeux à les parcourir. Une simultanéité fulgurante des plus rapides.

Je m’interroge. Comment pourrais-je, à la fois, chercher à comprendre à sa juste mesure le contenu du jargon juridique,  respecter à la lettre ces injonctions qui suivent les lignes commençant par « attendu que … » et en même temps ordonner à mon cœur de battre moins vite devant l’emballement des mots qui ne cherchent qu’à m’échapper alors qu’ils sont censés éclaircir ma situation liée à ce même jugement ?

 

Munie d’un stylo bic et de feuilles de brouillon, je me dis qu’il me faut commencer par noter d’emblée et de façon succincte ce qui peut ressortir de ce jugement du Tribunal de Grande Instance des Lettres. Et là, à ces mots Lettres et comme dans un flash de soulagement, j’ai compris. Immédiatement. Il ne s’agit pas de moi mais du jugement du fameux procès d’U contre Lipogramme qui l’avait banni.

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Ancien bâtonnier et retraité, Maître ABC (il tient à garder son anonymat) a accepté, sur mon insistance, de plaider la cause d’U dont la privation de liberté l’a profondément ému. Et pour que sa modestie n’ait pas à souffrir d’aucun qualificatif élogieux du genre « œuvre humanitaire », il tient à être payé pour une très modique somme, juste de quoi payer les frais d’enregistrement. Bénévole sans l’être. De quoi m’inciter à croire, encore et toujours, à l’humanité en dépit de toutes ces violences, ces haines et autres cruautés qui polluent le monde. Réel et virtuel inclus.

 

La veille du procès, suite à un accident, j’ai dû subir une opération, m’empêchant d’y assister. De l’hôpital, j’ai eu des échos favorables sur la plaidoirie de Maître ABC. Il a repris les arguments de ma dernière lettre. Il a contacté toutes les consoeurs d’U, à savoir A, E, I et O venues en tant que témoins. Toutes, elles louent la gentillesse d’U qui n’empiète jamais sur leur travail, son souci constant étant le bien-être des autres. Toujours prête à souffler un accent qui manque, voire apporter elle-même les points tréma qui manquent à ses consoeurs E et I. Que de fois, U m’a consolée, ajoute E en essuyant ses larmes (Il est de notoriété publique qu’E avait été exploitée à outrance par un célèbre écrivain français, ce qui avait entraîné dans son sillage un engouement sans bornes de la part des fans de Tautogramme devenus de plus en plus nombreux). Jamais revendicative pour elle-même. Mais pour les autres, elle s’engage sans entrave malgré sa timidité et une fois la mission terminée, elle disparaît. Les honneurs, elle les ignore, elle dont la présence est sollicitée partout.

 

D’innombrables courriels sont arrivés des cinq continents pour exprimer leur solidarité à U. Des mots d’accueil, grands ou petits, divers et variés, sur le fond comme dans la forme de leurs contours classiques ou modernes, souhaitent lui donner asile et protection. Ils tiennent à exprimer au jury leur ferme volonté de l’intégrer le mieux possible et ce dans d’excellentes conditions.

 

On remarque aussi dans la salle, la présence de B, C, D, F, G, H, J, K, L, M, N, P, Q, R, S, T. Sans exception, ils sont prêts à témoigner, si besoin est, pour soutenir U dont le bannissement leur avait causé un tort considérable. Tous, ils concèdent qu’à cause de cette absence, ils perdent leur sève et craquèlent comme le sol asséché du désert. Ils réclament donc à cor et à cri son retour parmi les vivants.

 

Mais c’est le vibrant témoignage de V qui a bouleversé l’auditoire. Il pointe du doigt les quatre sbires du Lipogramme : W, X, Y et Z qui, du coup, baissent la tête et détournent le regard. De par sa stature de voisin immédiat à la gauche d’U et de sa position médiane, il a dû construire, malgré l’extrême fragilité de sa base en pointe, un rempart de protection contre ses quatre voisins de droite qui, désoeuvrés et turbulents, cherchent constamment à la harceler, à l’agresser physiquement. Envieux qu’ils sont du nombre de plus en plus important de mots d’accueil pour U, preuve de sa réussite planétaire. Ils n’hésitent pas à le bousculer pour aller l’invectiver par des paroles haineuses et obscènes. De vrais lascars. Quatre colosses contre une U fragile et sensible, termine V, la voix tremblante de colère.

 

Comme d’un seul homme, toute la salle manifeste son indignation et on voit même une célèbre académicienne essuyer furtivement ses larmes.

 

En conclusion, Maître ABC a eu des mots remarquables. Ceux d’un historien, grand spécialiste de la Chine qu’il a toujours été : « Cela me rappelle la « bande des quatre » de la Révolution Culturelle dans les années 70. A cause d’eux et de leur infamie, des millions de familles avaient eu à subir des souffrances indicibles dont les séquelles perdurent encore à nos jours. J’en parle en connaissance de cause car nombre de mes amis intellectuels chinois continuent d’en souffrir »

 

A présent que m’importe le choix qu’ont pris les mots de rester ou de disparaître puisque :

- Lipogramme a été condamné à payer tous les frais de procédure et que la toute-puissance de sa position de despote se réduit désormais au rôle d’amuseur public.

- U a été libérée dans toute sa splendeur, aimée et adulée comme jamais encore dans toute l’histoire des alphabets.

 

Mon soutien à U ayant trouvé son issue favorable, je jubile à l’idée que je vais pouvoir déguster à petites doses ma vengeance.

 

Si l’écriture de ma lettre contre le bannissement d’U m’avait coûté tant de nuits blanches pour rendre adéquate ma formulation, bannir les quatre lascars W, X, Y et Z dans mes prochains textes sera un jeu d’enfant. Eux dont l’ensemble de mots d’accueil se compte sur le bout de mes orteils, os compris.

 

Elfina

Ermitage-sur-Lez  20/01/2019

 

Notes : Ce récit fait suite à « Lettre à ma tendre et bien-aimée U » du

Lipogramme sans U publié le 10/01/2019.

 

 



10/03/2019
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