Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier 12 - 2025 - Sujet 6

 

 

 

Ses yeux noirs.

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Qu’est-ce que ses yeux sont noirs. Un noir vraiment noir, d’un beau noir vitreux comme les roches volcaniques. Un noir abyssal à vous faire tomber dans un inconnu vertigineux. Son noir est immaculé, sans aucune rayure grise ou blanchâtre qui aurait pu atténuer la force de son regard. Un noir vivant, majestueux, effrayant. Il gèle mon propre regard. Il m’a happé, je ne peux plus bouger mes yeux, malgré mon envie de m’échapper de cette emprise. Nos cils sont immobilisés. Combien de temps cela dura-t-il ? Je n’en sais rien, une éternité certainement.

 

Quelle puissance dans son regard, me dis-je. Comment se fait-il que je ne m’en rende compte que maintenant ? Cela fait près de cinquante ans que nous nous connaissons. Le hasard des bancs de la fac de droit de Montpellier nous a rapidement rapprochés. Pourtant nous n’avions pas grand chose en commun. Élevés, lui dans la petite bourgeoisie commerçante de Mende, moi dans le milieu fonctionnaire. Lui grande gueule, la voix vive et assurée, moi au parlé timide. De deux ans mon aîné, il me prit sous son aile, durant nos années d’études. Nous avions chacun nos cercles de copains, mais nous ne nous éloignions jamais l’un de l’autre.

 

Son diplôme en poche avant moi, il s’installa à côté de Montpellier, comme notaire dans un petit bourg. Bourreau de travail, l’esprit vif, le contact facile, le sourire confiant, il développa son étude rapidement. Malgré ses demandes insistantes, je ne m’installais pas dans la région faute de disponibilités et migrait en Normandie.

 

Mais qu’est-ce que ses yeux sont noirs et attirants. C’est comme marcher sur une arête rocheuse dans les Pyrénées, où vous luttez contre l’aspiration du vertige. Mon cœur s’accélère. La sueur gagne mon front. Je m’accroche aux bras du fauteuil où je me suis assis, face à lui. J’ai peur d’être englouti par la lave brûlante de son regard incandescent. Le silence s’est imposé dans la pièce. Nous sommes tous les deux seuls dans le salon de son appartement. Quand j’ai sonné en bas de son immeuble, je l’ai réveillé m‘a-t-il concédé. Il avait oublié que nous avions rendez-vous. Il est midi. J’avais réservé un restaurant. Il est trop fatigué. Nous restons chez lui. Il prend un café en guise de petit-déjeuner. Il a les traits tirés, pas rasé, habillé d’un simple pull bleu foncé à col rond, d’un jean usagé et de charentaises sur ses pieds nus. La pièce est en désordre. Des journaux sont épars. La télévision est allumée en permanence. Il ne doit même plus l’entendre, c’est moi qui baisse le son pour pouvoir nous écouter.

 

L’éloignement a distendu la fréquence de nos contacts, jusqu’au jour où il a créé avec d’autres un réseau de juristes, auquel il m’a demandé de participer ; ce que j’ai accepté immédiatement, trop heureux d’avoir des occasions de nous rencontrer. Nous avons pu ainsi partager nos tranches de vie. Les enfants, adoptés en ce qui le concerne. L’évolution de notre métier. Les aléas de nos couples. Chaque moment était pour nous la joie de partager notre amitié.

 

Qu’est-ce que son regard est envoûtant, hypnotisant. J’ai l’impression d’être hors du temps réel. Impossible de détacher mon regard du sien. La vie s’est arrêtée. Depuis mon arrivée, nous avons essayé de parler de nos souvenirs, les années estudiantines partagées entre les cours et les fêtes, nos installations professionnelles respectives, l’évolution de la clientèle, bref nous avons surtout essayé de ne pas parler de sa santé.

Atteint de deux cancers, qu’il a su maîtriser, il supporte maintenant trois dialyses par semaine. Il le fait avec succès et bonne humeur, ainsi se montre-t-il en tous cas. S’il a toujours été combatif, il n’en est pas pour autant aveugle. Il connaît l’échéance et comme nous en avions déjà discuté à plusieurs reprises par téléphone, la seule chose qu’il ne sait pas, c’est quand sera l’arrivée de la faucheuse. En attendant, il vit de toutes ses forces, mais ne me cache pas qu’il attend avec impatience, la modification de la Loi, qui lui permettra de fixer cette fichue date qu’il ne connaît pas et ainsi décider de son départ en toute dignité, comme il a toujours vécu.

 

Je sens que je vais lâcher prise. Mes paupières ont du mal à demeurer ouvertes. A quoi pense-t-il ? Se rappelle-t-il des souvenirs communs ? Je sens une certaine agressivité traverser lentement son regard.

M’envie-t-il ? Jalouse-t-il ma santé ? Se demande-t-il pourquoi lui et maintenant ? Son regard devient dur. Voit-il son avenir ? L’imagine-t-il ?Le perçoit-il réellement ? La peur me saisit. Si je tombe dans son regard, c’est moi qui vais perdre la vie. C’est absurde, je sais. Mais l’idée s’incruste dans mon cerveau. Je ne peux pas l’évacuer. Je dois rompre ce charme. Tel Spiderman, il m’a pris dans sa toile: me débattre est vain.

 

« Monsieur, à ce soir, votre repas est prêt, il est sur la table » lance l’auxiliaire de vie sortant de la cuisine. Les bruits de la rue reviennent par la fenêtre ouverte. Nos regards se délient. Je frotte mes mains qui sont toutes rouges d’avoir serré le fauteuil. Son regard est doux et chaleureux. Son sourire est lumineux. Son visage détendu et affable. Mon ami est redevenu, tel que je l’ai toujours connu et tel que je garderai son image.

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Comme si nous en avions convenu le moment, je me lève et l’embrasse. Nous nous sommes tout dit. Nos silences ont parlé. Ses yeux noirs me regardent m’éloigner vers la porte d’entrée. Un dernier signe de la main. Le dernier, nous le savons.

 

Dorémi

 

Juillet 2025



05/09/2025
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