Atelier 4 - 2023 - Sujet 4 image 6
LA TRAVERSÉE DU MIROIR
Mes parents et moi, je nous ai toujours cru sans famille et sans attaches, même si parfois je ne comprenais pas pourquoi il n'y avait aucune photo d'une vie passée avec des grands parents, des grands-oncles et tantes, une ribambelle d'enfants, un village ou une maison. Notre vie se concentrait autour de notre petit trois pièces de la rue des Rosiers et de notre mercerie. Puis mon père nous a quittés à l'aube de sa soixantaine et nous sommes restées seules, ma mère et moi.
Un matin du mois de mai, je reçois un courrier d'un notaire de Kerméhan me signifiant que je suis la seule exécutrice testamentaire de madame Léontine Le Goff et que je suis priée de bien vouloir me rapprocher de son étude etc etc … Au fur et à mesure que je luis lis la lettre, ma mère se décompose, elle devient livide. L'heure des explications vient de sonner, le temps est venu de dévoiler le secret de la famille Le Goff.
À vingt et un ans, ne voulant pas d'une vie misérable à la ferme familiale, mon père s'était engagé dans la marine nationale. Quelques années plus tard il était revenu au pays avec femme et enfant. Les retrouvailles sur le quai de la gare ne se sont pas déroulées exactement comme prévu. Son père, quand il a aperçu ma mère, est rentré dans une rage folle, il a hurlé qu'il ne voulait pas de « niakoué » chez lui, qu'il se débrouille pour se débarrasser de la « pute et sa bâtarde » s'il veut revenir au village. Sans mot dire, mon père a embrassé sa mère qui pleurait à chaudes larmes, a remis les valises dans le wagon puis a aidé ma mère à monter et ce fut la dernière fois qu'il revit ses parents.
Lorsque j'ai pris possession de cette ferme perdue au milieu de nulle part, entourée d'une forêt sinistre, j'ai voulu la vendre ! Après tout je n'avais aucune attache. J'ai pris contact avec un marchand de biens de la région.
« Je suis désolé, me dit-il, cette maison a du caractère, elle est même bien conservée mais personne ne vous l’achètera. Elle est maudite ! Il s'est passé ici des choses terribles, les anciens disent même qu'elle est hantée. Je veux bien la mettre sur mon catalogue, mais ne vous faites pas trop d'illusions !»
« Comment peut-on croire de telles balivernes au XXème siècle ! Nous ne sommes plus au moyen-âge, du temps où on brûlait des sorcières ! »
« Si vous restez dans le pays, vous vous forgerez une opinion par vous-même. Essayez de faire parler les anciens. »
C'est ainsi, en désespoir de cause que je me suis installée dans cette vieille bicoque. La première semaine, entre deux averses, j'ai ouvert et fermé les fenêtres pour enlever cette odeur de moisi qui me prenait à la gorge. Il a bien fallu que je descende au village pour me ravitailler. Les habitants me regardaient d'un œil méfiant voire hostile. Le premier à dégainer a été l'épicier. Les questions fusaient de toute part. Qui j' étais, d 'où je venais, qu' est-ce que je comptais faire de la maison. Le lendemain tout le village était renseigné. Le fait que je sois la fille de ce « pauvre Yan » m’a rendue plus fréquentable. Tous se souvenaient de l'enfant du pays parti aux colonies et qui, à son retour, avait été chassé par son père comme un vaurien.
Quelques temps plus tard, je croisai devant l'église une grand-mère presque centenaire, courbée par l'âge, avançant avec difficulté. Dans un élan de compassion je me précipitai pour l'aider à gravir les marches du parvis. Dans la quiétude de la nef, elle s'assit en me pressant de l'imiter. Après un long silence que je n'osai pas interrompre, elle commença à parler d'une voix atone, un peu comme une supplique à la Vierge.
« Ainsi donc Yan avait une fille. Elle est bien mignonne, elle est bien innocente. Qui aura le cran de lui dire ce qui se raconte dans le village. Cela a commencé par la mort du mari de Léontine... Elle a dit à la maréchaussée qu'il était tombé du haut de la grange. Ensuite, pour l'aider à la ferme, elle a pris un soi-disant demeuré bancal, mais un jour que j'étais aux champignons, je les ai vus en grande conversation tandis qu'ils ramassaient des fougères pour la litière des bêtes ! La Léontine a pris des chiens, de véritables molosses, plus personne ne pouvait plus s'approcher de la ferme. Enfin, par les nuits sombres de lune noire, le débile venait chercher, en bas du village, des ombres qu'il conduisait à travers la forêt, à la lueur d'un fanal, jusqu'à la ferme. Les chiens hurlaient comme des enragés puis nous n'entendions plus un son et plus jamais nous ne revoyions ces gens ! Parfois, au petit matin, les chasseurs retrouvaient une poupée ou un foulard mais personne au village n'a jamais prévenu les gendarmes. Il faut dire que la Léontine, elle connaissait les plantes qui soignent et aussi les mortelles... tout le monde avait peur pour son bétail et sa famille. »
J'étais pétrifiée par ce que je venais d'entendre. De retour à la maison, j'ai commencé à chambouler toutes les pièces, vider les armoires et les placards. S'il y avait eu des massacres j’allais forcément trouver des traces quelque part. C'est dans le grenier, dans le double-fond d'une grande malle que j'ai découvert des carnets et un parchemin en très mauvais état. Léontine tenait une sorte de journal. Sur les premiers, elle consignait sa vie de tous les jours. Son fils y tenait une grande place jusqu'à l'anicroche sur le quai de gare et du trou béant laissé dans son cœur. Pour son mari, elle a écrit une seule ligne à l'encre rouge : le tyran est mort !
Les mois avaient passé, tous aussi monotones. Les annotations sont plus rares jusqu'à ce que Léontine décide de ranger le grenier. Des générations d'entassement avaient fini de remplir toute la pièce, elle voulait faire place nette et brûler toutes ces vieilleries. Une fois presque tout vidé, elle découvrit une armoire bancale dont la glace était toute piquée, elle s'y voyait à peine tant il y avait de poussière accumulée. Elle essaya de l'ouvrir, la serrure résista et céda brutalement. Elle s'attendait à des étagères remplies de draps et de serviettes... Quelle ne fut pas sa surprise d'y découvrir l'entrée d'un tunnel ! ...
Prenant son courage à deux mains, une lampe à pétrole d'un côté et un vieux tromblon de l'autre Léontine s'engage courageusement dans le boyau. Après une bonne demi-heure de marche, les parois sont plus humides, recouvertes de filaments brunâtres comme ceux qui collent sur les rochers à l'étal, et ça et là des flaques d'eau. L'air se charge d'iode. Enfin elle débouche sur une petite crique battue par les vagues. La marée montante lèche l'entrée de la grotte bientôt, elle la submergera... Léontine rebrousse chemin !
De retour dans le grenier, mille questions la tourmentent. Pourquoi personne ne lui-a-il parlé de ce passage ? Pourquoi n'a-t-il jamais été condamné ? À quoi pouvait-il servir ? Elle se penche sur le vieil manuscrit et découvre que le corps de ferme est le dernier bastion encore debout d'une commanderie templière. Ce tunnel permettait de transporter à l'abri des regards des marchandises de la mer vers la terre ou inversement. Ensuite, les flibustiers ont pris la relève et enfin les contrebandiers ! Personne ne pouvait soupçonner le trafic puisque l'entrée est submergée toutes les six heures !
Léontine connaissait les plantes, elle préparait des onguents, des tisanes. Deux fois par an, elle se rendait à l'herboristerie de la ville pour vendre ses produits. C'était sa petite monnaie, bien à elle. Lors de cette visite-là, elle raconta son aventure souterraine à son ami l’apothicaire. Avec moultes précautions, il lui parla de son réseau humanitaire et de son besoin urgent d'un point de passage pour embarquer des migrants vers leur destination finale. Ils élaborèrent la stratégie suivante : prendre un commis qui jouerait le simple d'esprit pour couper court à toute médisance, son rôle étant d’amener les gens à la ferme, de les guider à travers le souterrain et de s'assurer de leur embarquement. Enfin, pour éviter les regards indiscrets des villageois, Léontine adopta deux molosses, Brutus et Hadès, qui n'auraient même pas fait de mal à une mouche !
***
Voilà toute l'histoire ! Qui, le premier, a déclenché la rumeur ? Comment a-t-elle pu se répandre ? Pourquoi a-t-elle enflé au cours de toutes ces années ? Autant de mystères non résolus ! Je me dis qu'un jour, je raconterai, dans un livre, la vie secrète de Léontine et le titre est déjà tout trouvé :
LA TRAVERSÉE DU MIROIR
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