Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier 4 - 2024 - Sujet 6

 

 

 

Le pêcheur aux yeux verts

a4s6a.jpg
 

Le vingt mai mille neuf cent soixante-douze explosa comme un jour historique dans la population camerounaise. Lors du référendum national, le système fédéral du pays se transforma en un Etat unitaire. La population fêta comme il se doit l’événement qui signait la naissance d’une nouvelle démocratie. A une soixantaine de kilomètres de la capitale, Yaoundé, une jeune femme se tordait de douleur, de sa bouche sortaient de grands cris. Allongée dans la chambre de la maison faite de terre, de bois, de nattes et de chaume, elle sentait son ventre arrondi la torturer comme jamais. Malian, la jolie métisse trentenaire, entourée de « femmes médecins » du village, allait mettre au monde son premier enfant. Elle n’entendait pas la foule dans la rue chanter et hurler de joie en faveur du nouveau pays qui venait de naître. Elle n’écoutait que son mari, Sékou, prostré à ses côtés, lui lançant des paroles et des regards réconfortants. Soudain, aidée de ses « sage-femme », elle fut libérée par un petit cri strident qui traversa la pièce aux odeurs de produit désinfectant. Pour le couple, les braillements de vivacité du bébé couvraient ceux des fêtards légèrement enivrés venus de l’extérieur. « C’est un garçon, lui annonça son accoucheuse ! » tout en le posant délicatement sur la poitrine de sa mère. Le père essuya une larme qui coulait vers son sourire ébahi. Pour son honneur, il ne pouvait pleurer devant autant de femmes !

a4s6d.png

On coupa le cordon ombilical, nettoya le nouveau-né, lui fit faire quelques pas en le tenant puis on le coucha sur le dos dans son berceau fait de roseaux de la rivière. Celui-ci avait été fabriqué et offert par la communauté des gens du quartier qui voulaient ainsi perpétuer une tradition locale. Koffi, le bébé, se calma enfin puis ouvrit les yeux. Immédiatement, les femmes, pourtant si attentionnées, reculèrent, effrayées, de deux pas dans la pièce rafraichie par un ventilateur. Malian, couverte de sueur, semblait s’endormir quand Sékou s’adressa sèchement aux spectatrices affolées :

 

  • Qu’avez-vous ? Vous avez vu le diable ou quoi ? C’est mon fils, mon enfant, Koffi, il est noir comme nous ! Pourquoi vous éloignez-vous, c’est un bébé comme un autre, non ?

 

La plus vieille femme s’approcha de lui et, comme pour éviter que la mère entende, lui murmura :

 

  • Tu as vu ses yeux, Sékou ? Ils sont verts, c’est un signe, ici tous les gens ont des yeux noirs !
  • Et alors ? questionna le père.
  • Ici, les rares Africains aux yeux de cette couleur, sont considérés comme des sorciers, des jeteurs de sorts, des mangeurs d’âmes ! Son passage à l’âge adulte sera certainement une catastrophe, tu verras, surveille le bien !

 

Sékou congédia les trois femmes en les remerciant chaleureusement de leur aide et ne prêta aucune attention aux dires de cette vieille folle. Il avait appris dans ses lectures « que la couleur des yeux et des cheveux faisait partie du matériel génétique et du mystère de la vie. » Il ne jugea même pas utile d’en parler à son épouse, endormie, le visage baignant dans ses longs cheveux noirs bouclés. Il la trouva encore plus belle à côté du joli bébé noir aux yeux verts. Ils formaient une harmonie parfaite, de couleur et de cœur.

 

Dès septembre de ses trois ans, Koffi entra à l’école municipale, permettant ainsi à Malian de reprendre son travail à la « ferme des producteurs » où elle rejoignit son mari. Tous les deux, selon les saisons, s’occupaient des bananiers, des caféiers, des arbres aux cabosses de cacao et aussi du ramassage du coton. Malgré quelques vieilles grand-mères qui détournaient leur regard dès qu’elles croisaient le petit aux yeux verts, Koffi vécut une belle période à Esse. En primaire, il devint même le « chouchou » des filles tant son visage éclatait de beauté, lui, préférait jouer au foot dans la cour. C’était un copain, un copain différent semblant venu d’ailleurs, éblouissant, avec ses yeux émeraude.

a4s6c.jpg

En 1982, il quitta son village natal pour suivre ses années de collège à la capitale Yaoundé, prenant le bus tôt le matin et revenant tard le soir. Après deux ans d’incessants aller-retour éprouvants, Koffi prit la décision d’intégrer le pensionnat du collège puis du lycée. Ses parents d’abord déroutés acceptèrent sa proposition, c’était un élève sérieux, intelligent, dès sa troisième, il ne revint que pour les fins de semaine.

a4s6b.jpg

A l’âge de seize ans, il constata amèrement qu’il fut évincé par le Chef du village des réunions à la maison des palabres où se décidait l’avenir du village. Malgré la contestation de nombreux parents, rien ne fit changer la brutale sanction du Chef, très influencé par les croyances absurdes des vieilles sur « les noirs aux yeux verts ». Koffi, moralement blessé, se sentit exclu de cet endroit qui l’avait vu naître. Voulant ainsi, par vengeance, tourner le dos à ces gens méprisants, il se mit alors à une nouvelle passion : la pêche. Il se rendit compte rapidement qu’il était très doué pour cette activité solitaire dont seuls profitaient ses parents et ses amis. La rivière regorgeait, à cette époque, de nombreux poissons comestibles que Koffi apprit à distinguer.

 

Arrivé au lycée, le jeune garçon prit la liberté de ne plus revenir à Esse, au grand dam de ses parents qui acceptèrent malgré tout. Passant ses week-ends et ses vacances dans un port près de la capitale, il devint rapidement un spécialiste de la pêche en mer. Il finit vers vingt-trois ans par s’acheter à crédit un joli chalutier rénové qu’il nomma « Les bras cassés », puis s’installa ensuite sur le port. L’entreprise s’agrandit rapidement, le gars était un redoutable pêcheur. On croyait en ville que son regard émeraude attirait les poissons, lui considérait que seuls son expérience et son esprit malin en étaient la cause. Il put, ensuite, s’équiper de camions réfrigérés pour distribuer le gros rendement de son nouveau chalutier beaucoup plus grand dont il conserva le nom. 

 

En 2030, le sud du Cameroun subit une sécheresse intensive sans précédent, les arbres se desséchèrent, les fleuves se tarirent, le gibier, les oiseaux s’enfuirent vers le nord. L’océan se réchauffa lui aussi, devenu immobile et luisant comme une étendue de mercure. Le jour comme la nuit, la canicule étouffait les humains dont chaque geste demandait un effort considérable. La chaleur épuisait les populations qui, dans les villages autour de la capitale, voyaient leurs ressources s’amoindrirent. Les services de l’armée assuraient tant bien que mal le ravitaillement en eau potable, mais la nourriture manqua rapidement.

 

L’homme aux yeux verts reçut, une nuit, un ordre dans son sommeil : « C’est à toi de les sauver, c’est ton peuple, fais vite ! ». Il se réveilla en sueur, ragaillardi par cette voix céleste. Le pêcheur se dirigea ensuite vers le port, réunit ses matelots sur « Les bras cassés » et leur annonça un départ imminent pour la pêche en haute mer. A sa grande surprise, à quelques miles de la côte, il se rendit compte que tous les autres chalutiers le suivaient par solidarité. Les lumières des lourds vaisseaux luisaient sur la mer d’encre plongée dans une chaleur d’enfer. La pêche dura toute la nuit, elle fut miraculeuse, les poissons étourdis par la température excessive de l’eau emplirent largement les filets. Sang, eau et sueur, vapeur de gazole enveloppaient les poupes des navires où s’acharnaient la bande de marins qu’on appela « les bras cassés ». Nuit et jour, en alternance, ils brisèrent la langueur de l’océan afin de ravitailler les villages affamés par des prises remarquables distribués par camions frigorifiques. A aucun moment, pendant des semaines, « les bras cassés » n’abandonnèrent cette source d’abondance, cette course contre la famine, lancée par Koffi.

 

Sa renommée devint si grande qu’un photographe célèbre fit son portrait alors qu’il se reposait sur un quai du port, la fraîcheur revenue. Cigarette roulée aux lèvres, barbe blanche mal taillée, bonnet noir sur la tête, l’homme aux yeux verts d’où sortaient la sagesse et la fierté, fixa l’objectif. La légende du « mangeur d’âmes » disparut à jamais.

 

Cisco 20.02.2024



01/03/2024
5 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 488 autres membres