Maridan-Gyres

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Reviviscence en fraude - Chapitre III

 

 

Ils dînent dans la douce fraîcheur du soir de la loggia.

 

La regardant s’affairer à lui offrir ses plats successifs, il devine d’instinct et d’emblée que, sous des dehors d’une bravade confondante, elle maîtrise mal cette inquiétude latente qui touche inconsciemment toute femme ayant dépassé ce qu’il est convenu d’appeler les premières, voire les deuxièmes ou troisièmes jeunesses. Surtout si, lui, il s’avise, par ses assauts, à ébranler cet édifice érigé sur l’incertitude et nourri essentiellement de doutes et ce depuis quelques lustres.

 

Il est touché par les soins qu’elle a pris à lui concocter en douce ce repas. Il la félicite. Puis …

 

Lui : Tiens, je commence, moi aussi, à réfléchir sur l’âge. Mais dans l’autre sens. A l’inverse du tien. Les deux aiguilles de l’horloge du temps. Ne sont-elles pas complémentaires ? Et si nous allions en faire un titre nobiliaire ? Qu’en penses-tu ? Une sorte de Légion d’Honneur des Coureurs de Fond de l’Amour. Vive la profondeur des sentiments du grand âge ! Exit la surface des sentiments de l’ère numérique qui s’évaporent à l’écran  !

 

Elle  : Intéressant ! Si tu ne te moques pas de moi…

 

Lui  :  Jamais de la vie ! Au lieu de nous déplorer du temps qui passe et d’évoquer notre différence d’âge  – j’insiste sur ces mots, car tu en parles constamment comme pour exposer des trophées, je te signale qu’on n’est pas Nadal à Roland Garros !  Console-toi plutôt du fait que jamais le mien n’attrapera le tien. Tu te rends compte de cette formidable longueur d’avance que tu as sur moi… Moi qui trime à courir, haletant, la langue pendante (il fait le geste), le corps en sueur et les jambes en miettes, dans ce marathon à attraper tes années ! Peine perdue … Pauvre de moi  !

 

Elle (lui fait une petite tape affectueuse sur le bras) : Tous les deux, on est en train de chavirer sur l’absurde ! Mais c’est adorable de ta part d’y penser, de chercher à dissiper les nuages de l’évidence et d’en faire les amuse-gueules de l’humour. Tiens, prends ce chip de crevettes, mon cher et tendre Gentleman !

 

Lui  :  Tu vas voir, je vais encore plus loin. Avec preuves à l’appui.

 

D’un geste souple, il quitte la table et retourne prestement au séjour.

Elle le voit glisser son index sur l’alphabétique des livres de sa bibliothèque.

 

Lui :  Au C, je vois que tu as toute une panoplie de romans policiers d’Agatha Christie. Sais-tu qu’elle s’était mariée, en secondes noces, avec quelqu’un de quinze ans son cadet et ils étaient très heureux ensemble.

 

Elle  : Oui, je sais. Et pas seulement elle. Il y a aussi Dalida, Edith Piaf … et j’en passe.

 

Lui  :  Ce n’est pas fini. Je suis au D. Là, ça y est ! Ecoute, je vais te lire ce passage de l’Amant de Marguerite Duras que j’ai beaucoup aimé : « Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu vous dire que pour moi, je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté » etc… etc.

Toi qui ne fumes ni ne bois, ne suis aucun traitement médical, ton visage est loin d’être dévasté comme celui de Duras marqué par l’alcool et la nicotine. Ton visage, lui, s’était contenté de me dévaster, moi, par son absence, il y a trente ans. C’est largement suffisant comme dévastation. Tu ne trouves pas  ?

 

Elle (émue mais glissant sur son émotion, se reprend) : Tu connais la devise des guerriers zoulous  ?

 

Lui  :   Non. Laquelle ? J’en connais quelques-unes … Zouloue dis-tu ? Ou encore ton art d’esquive ?

 

Elle : Celle-ci « Si tu avances, tu meurs. Si tu recules, tu meurs. Alors, pourquoi reculer ? ». Dernièrement j’ai échangé brièvement par mail quelques propos sur la vieillesse et sur l’âge avec Ghislaine qui habite à Montréal en commentant un de ses poèmes. Sur le coup, je lui ai écrit cette phrase quelque peu saugrenue, ce genre de phrase sortie souvent en trompe de ma tête brumeuse, une tête fort mal vissée sur mes deux épaules : « Gloire à l’âge qui ne peut reculer  ! »

 

Lui  :  Et alors ?

 

Elle  : Sur le coup j’ai pensé à la différence entre maladie et vieillesse.

 

Lui  :  Explique-toi.

 

Elle : Une de mes amies vient de vaincre avec brio son cancer. Courage, détermination, persévérance  etc … sans compter souffrances et cie. Je te fais grâce ici des horreurs de la chimio et autres douleurs arthrosiques qui l’avaient suivie comme la plus fidèle des ombres. Et elle a réussi. Elle a fait reculer la maladie. Moi, avec le même courage, la même détermination, la même persévérance … jamais je ne réussirai à faire reculer mon âge qui s’avance inexorable. Pour colmater cet indéracinable fissure, il ne me reste qu’à l’envelopper de contours d’équilibre en termes de santé physique et morale, pour que la chute finale, qui entre parenthèses n’épargne personne, ne soit pas trop douloureuse.

 

Lui  :  Pas mal comme feuille de route, ça tient   !

 

Elle  : Une façon comme une autre pour parvenir à une certaine forme de sérénité, accompagnée ou non, selon le moment, d’humour décapante et d’auto dérision primaire … Pour ne pas tomber de haut afin de vivre de près. (Elle devient silencieuse puis continue) Mais en moi, je sais que cet équilibre demeure fragile. Il suffit d’un courant d’air pour que toutes ces cartes …

 

Lui :  Je serai heureux de t’accompagner dans cette démarche de vie … si tu le veux bien, bien sûr. Je pose ma candidature pour le premier rôle de « Repos  de la guerrière zouloue   ». Tu vas voir, je vais m’y atteler à fond.

 

Elle  : Soyons sérieux !

 

Lui  :  Mais je suis sérieux … fichtrement sérieux  !

 

Elle : Je n’ai pas peur de vieillir, car dans vieillir se niche d’emblée le mot « vie ». Quelqu’un a dit que vieillir c’est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour vivre longtemps. Comme tout un chacun, j’ai seulement peur de mal vieillir. Serais-tu toujours à mes côtés s’il m’arrivait de mal vieillir ? Je ne veux pas devenir une charge pour quiconque, ni mes enfants, ni toi qui as encore un bien bel avenir… Non, Adam, ne dis plus rien. Ne t’avance pas dans des promesses difficiles à tenir plus tard. Car elles sont intenables, la plupart du temps. Je sais ce que c’est que de s’occuper d’un proche malade en fin de vie.

 

Lui  :  D'accord, je ne te fais pas de promesses puisque tu y tiens. Je veux juste te dire qu’avec un tel programme de vie, ce sera toi qui vas tous nous enterrer et non le contraire. Ce sera toi, la future doyenne, Madame Jeanne Calmant    bis. Tu prétends qu’avec ton âge, tu es plus proche de la tombe que du berceau. Ok … mais je te signale que tu n’as pas le monopole de cette proximité tombale. (Il s’arrête car il éclate de rire).

 

Elle  :  Qu’y a-t-il de si risible ?

 

Lui : C’est le mot « monopole ». Je pense tout d’un coup à Valérie Giscard d’Estaing qui avait dit à François Mitterrand  : « Vous n’avez pas le monopole du cœur » lors du débat télévisuel de leur campagne présidentielle et cette phrase fameuse avait changé la donne électorale. (Il lui prend tendrement la main et l’attire vers lui). Tout le monde est proche de la tombe, chérie, toi comme moi. Dernièrement, deux enfants sont fauchés mortellement par un chauffard en fuite … et leur âge est plus proche du berceau que de la tombe. Ne te pose plus de question. Laisse-toi vivre … et je suis là.

 

Elle : Tu es le plus beau des cadeaux qui me soit donné depuis bien longtemps. Toi et tes armes de séduction massive.

        

Elfina

Ermitage-sur-Lez

(Chapitre III) 29/06/2019

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Chapitre IV à paraître samedi 06/07/2019



29/06/2019
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