Maridan-Gyres

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Reviviscence en fraude - Chapitre V

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Ils descendent déjeuner au restaurant Oxalis juste à côté.

 

Elle  : J’apprécie tellement le fait que tu ne sois pas accaparé par ton smartphone. C’est si agréable de me sentir vivante, présente à tes yeux. Présente pour de vrai et non comme une ellipse entre deux sonneries.

Lui :  Jamais je ne me permettrais un tel manquement en ta présence. Par ailleurs, je l’ai laissé sur l’étagère de ta bibliothèque.

Elle : Merci infiniment, Adam, pour ta délicatesse. Bien pathétique l’image du couple au restaurant qui ne se regardent même plus tant ils sont rivés sur leurs portables respectifs. 

Lui :  Je comprends ta critique… Mais c’est quand même bien utile, à maints égards.

Elle : Tu as raison. Je reste bien rétrograde, tu sais. Je maîtrise à peine les premiers G que déjà on parle de l’ère des 5 G … Je m’égare devant tous ces termes technologiques nouvelles générations. Toujours nouvelles et de plus en plus rapides avec le danger de virus et autres hackers sans compter la cyberviolence sur les réseaux sociaux. Usurpation d’identité ? Harcèlement haineux ? Arnaques de plus en plus sophistiqués ?… De quoi vous donner des sueurs froides … Je préfère ne pas trop m’aventurer là-dedans. Je ne serai pas de taille à …

Lui :  Quelques précautions et ça ira … Veux-tu que je jette un coup d’œil sur ton ordinateur ?

Elle : Une autre fois, merci. Nous avons peu de temps aujourd’hui. Il se trouve que je suis encore de la vieille école, la tête farcie des paroles de « La Bohême » de Charles Aznavour du vingtième siècle. A mes yeux tous ces gadgets nec plus ultra n’ont pas les mêmes charmes. J’y puise peut-être quelques informations ou autres connaissances gratuites pour être un peu au courant de ce qui se passe dans le monde mais certainement pas les charmes intrinsèques de la vie réelle.

Lui :  Pour mon travail, j’ai besoin de beaucoup consulter et cela me prend énormément de temps. Le travail est passionnant mais très chronophage.

 

Tout d’un coup, elle frissonne d’angoisse à la pensée qu’hier soir, dans un moment d’euphorie et de tendresse, elle s’est laissé aller à lui confier combien elle est devenue « accro » au site « Les mots de Montpellier » où, depuis sept mois, elle s’est défoulée sans vergogne avec ses textes. Elle s’est même permise d’émettre des commentaires sur les compositions des autres participants beaucoup plus calés. Dernièrement, avec son habitude de vouloir tout répertorier, elle a fait le compte de ses articles qui y sont hébergés. Elle s’affole ensuite de se voir ainsi exposée à nu par ses propres mots. Ciel ! Trahie d’emblée par ses propres mots !!! Alors que personne ne l’a soumise à la question ..., ni menacée de torture !!! Elle est en France et non dans un quelconque régime totalitaire ! Etat de droit et non une république bananière dictatoriale. Comment a-t-elle pu commettre une telle imprudence à exposer en public toutes ses tares et autres travers de ses dérives mentales ? Quel manque de retenue ! Elle dit tout alors même qu’elle ne dit rien d’essentiel ! Le pire c’est qu’elle s’y plonge avec jubilation, use et abuse de ce bain de jouvence que donne la liberté des mots se mouvant dans un site des plus accueillants... Oh la la !…

 

Sur l’oreiller, il lui a dit: « Je les lirai demain dans le train. Ça me permettra de mieux te connaître, de te découvrir après toutes ces années d’absence. Sous quelque forme que ce soit, l’écriture porte toujours l’empreinte de son auteur. Plus celui-ci cherche à se cacher derrière ses mots, plus il se dévoile »

 

Mon Dieu ! Lui qui voit tout, qui connaît tellement de choses, qui comprend si vite … Vite, vite à elle de … ! Il faut qu’elle se rattrape en amont sinon l’aval sera …….. Vite, de la diversion comme axe de défense préventive …

 

Elle : Je pense que tes sentiments d’antan pour moi reposaient surtout sur le fantasme supposé de l’attirance Orient-Occident. Et puis, on vivait sur une autre planète avec nos activités militantes pour les droits humains. On luttait ensemble contre beaucoup plus fort que nous. Nous, à visage découvert et à mains nues. Eux, sous des masques terrifiants de ruses et de moyens maléfiques, spécialistes en seringues meurtrières et parapluies bulgares entre autres.

Lui :  Toutes ces activités d’engagement anti-totalitaire n’avaient pas été vaines. La réalité historique est là. Et puis chaque libération d’un quelconque prisonnier politique sur place nous arrachait des moments inoubliables d’adrénaline, ici à Paris. Tu t’en souviens ?

Elle : C’est vrai. Je n’oublie jamais nos émotions partagées le jour où nous avions appris la libération du poète Nguyên Chi Thiên après 27 années de détention dans un camp de rééducation au Nord Viêt Nam… Son crime était d’avoir osé critiquer les errements totalitaires du régime …

Lui :  Tout cela est bien loin maintenant. (Il lui caresse la main). Je suis bien heureux d’avoir vécu tout ça avec toi. Nous avons là un inestimable trésor de guerre en souvenir.

Elle : L’époque s’y prêtait. Aujourd’hui, c’est différent. Je risque beaucoup de te décevoir. J’ai changé comme tout un chacun. Devenue de surcroît bien routinière. La banalité est mon lot quotidien. De cette vie de non-évènement, mes dérives sont légions et bien visibles !

Lui :  Chérie, tu te trompes sur toute la ligne. Pardonne-moi de te le dire. contrairement à tout ce que tu peux penser, hier comme aujourd’hui, c’étaient tes failles qui me faisaient t’aimer et non tes dehors de « militante sans peur et sans reproche ». Je me disais : « Elle en fait trop, comment va-t-elle tenir, elle ne va pas tenir … »  … C’était ça mon amour. Un amour angoissé, un amour concerné et concernant. Même s’il n’était pas partagé à première vue ou si peu.

Elle : J’ignorais la force de tes sentiments. Et puis, tu le savais fort bien, je ne pouvais pas te répondre. Absolument pas. Vu ma situation familiale d’alors .... J’étais soulagée à la pensée que nous n’avions pas succombé, ni franchi la ligne rouge. Tout juste l’émouvant souvenir de ce baiser dans la pénombre de la péniche … Et des paroles contenues bloquées au fond de la gorge. Des paroles défendues d’emblée. Puis, il y avait surtout ta mère.

Lui :  Ma mère n’avait rien compris … elle qui s’inquiétait uniquement de ne pas avoir, de son vivant, de petits-enfants portant le patronyme familial dont elle était si fière tant était fort l’amour qu’elle portait à mon père. J’avais eu juste le temps de la rassurer, avant son décès, en lui faisant part de ma ferme intention d’adopter les trois enfants d’Elena. Les papiers ont été longs mais c’est fait il y a trois ans.

Elle : Quelle coïncidence ! Sais-tu que je viens de tout déposer, il y a un mois, chez mon notaire. Testament, directives anticipées … etc ... Je veux être légère en partant.  Et je suis légère en ce moment à la pensée que tout sera réglé en douceur et dans l’harmonie, en un rien de temps pour mes enfants dans le cabinet du notaire. Quelle liberté d’avoir si peu à leur laisser ! Bien pratique de ne pas trop posséder. Un vrai soulagement quelque part … ce détachement à toute contingence matérielle.

Lui :  Et s’il t’arrivait une tuile quelconque … As-tu pensé à cela ?

Elle : Bien sûr mais ce ne sera pas grave, je saurai faire face. J’ai l’habitude, tu sais, de faire face. Et ça me plaît de faire face.

Lui :  Mais oui, bien sûr, la guerrière zouloue qui jamais ne recule !  …

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Il demande le café et l’addition.

 

Elle : Ce restaurant m’avait été d’un très grand secours durant les quatre dernières années de Raymond. Etant seule à le soigner, je ne pouvais ni m’absenter pour les courses, ni préparer correctement les repas. Raymond était fin gourmet. Je descendais donc à midi prendre le repas. Ce fut bien pratique et cela m’avait bien dépannée.

 

Ils rentrent à l’Ermitage-sur-Lez.

 

Lui :  Il me reste encore une heure et demi avant de prendre le tram pour la gare Saint-Roch. Ce n’est pas la peine de m’accompagner par cette canicule. Et puis tu boites encore. Je vais juste téléphoner à Elena pour voir si tout va bien à Paris. Quand je pense à ce travail resté en suspens au bureau depuis une semaine et qui m’attend maintenant de pied ferme à Paris ! Demain, lundi va être fébrile et harcelant !

 

Plus tard, il la rejoint dans la loggia, l’air bouleversé.

 

Elle : Ça va ? Qu’y a-t-il ? Tu as l’air tout retourné …

Lui :  Tu as le bonjour d’Elena. Me concernant, je ne peux rien te dire tant que je n’ai pas tous les éléments tangibles… Ma sœur a été plutôt évasive au téléphone. Elle viendra me chercher à la gare de Lyon pour m’en parler davantage. De vive voix.

Elle : Tiens-moi au courant. Je serai plus tranquille. Dis bonjour à Elena de ma part. Rappelle-lui mes bons souvenirs. Au cas où elle souhaite profiter quelques jours au soleil, elle sera bienvenue ici dans mon Ermitage.

Lui :  Au revoir, mon cœur. Promets-moi de prendre bien soin de toi. Merci à toi, mon amour, pour le week-end.

 

De sa loggia, elle le voit franchir le petit pont vert de la Capitainerie et marcher jusqu’au rond-point. Avant de disparaître de sa vue, il se retourne et lui envoie le baiser d’au revoir.

 

Le regardant s’éloigner peu à peu de son espace physique, elle ne peut s’empêcher d’intégrer en son for intérieur l’émergence fulgurante de ce rêve lucide : « Trois jours de présence en huis clos pour pallier trois décennies d’absence ont fait jaillir des colonnes de geysers de reviviscence. Même en fraude, cette évasion des sentiments enfouis vaut, à elle seule, son pesant d’or ».

 

Ce qu’elle vient de vivre, c’est de l’or en barres. Sa besace rapiécée et usée jusqu’à la corde, serait-elle assez solide pour supporter leur poids ? En toute sécurité ?

 

L’avenir reste incertain alors que le présent réclame son dû de vivre sur un passé demeuré palpable. Saura-t-elle y faire face ? Le pourra-t-elle ?

 

 

 

Elfina

Ermitage-sur-Lez

(Chapitre V) 13/07/2019                    



13/07/2019
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