Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier 2 - 2022 - sujet 3

 

Les liens du sang


Derrière le comptoir, son sourire éclatant, dévoilant une rangée de dents nacrées, donnait une âme à ce lieu de rencontres et de convivialité. Ses grands yeux verts, qu’elle entourait d’un savant maquillage pour les rendre encore plus sublimes,  pétillaient de malice.

Ses beaux cheveux auburn coupés au carré, captaient toute la lumière qui filtrait par les baies vitrées de l’établissement, et dansaient autour de sa tête au rythme de ses déplacements. 
Son petit nez en trompette lui donnait cet air enfantin que son âge d’ailleurs ne pouvait trahir. La carnation de son teint  se disputait entre les couleurs délicates de la porcelaine et celle des pétales  délicates de l’albizzia.

Grande et mince, toujours de noir vêtue et de façon très sobre, elle dégageait une image à la fois belle et classe.

De ses mains fuselées, douées d’une grande habilité,  elle transportait de lourds plateaux et elle se mouvait avec force et élégance entre les tables.
Dynamique et d’une grande gentillesse, elle servait avec un égal enthousiasme, tous les clients qui faisaient halte  dans ce café.


Lorsqu’il se déplaçait, il traînait ses pieds en « canard », glissant plus que ne marchant, annonçant ainsi son approche par le frottement caractéristique de ses brodequins éculés sur l’asphalte de la route.

Son dos légèrement vouté tendait le tissu de son treillis élimé, prêt à craquer.
Une bedaine gonflée  comme un ballon de baudruche, tressautait curieusement lorsque par hasard il éclatait d’un rire bizarre et tonitruant, accoudé au zinc du bistrot où ses acolytes ne manquaient pas de l’hydrater.

Il racontait toujours des histoires, des histoires inventées, des histoires angoissantes, des histoires diaboliques à vous couper le souffle, à vous faire frémir de peur, des histoires à dormir debout ou pas du tout d’ailleurs…

Adepte de barbe bleue,  admiratif  de l’ogre du Petit Poucet, mais aussi inconditionnel de Landru, fervent lecteur des articles les plus noirs des faits divers, le vieillard se nourrissait de tout ce que la terre pouvait exécrer.

Sa peau burinée, sans doute par les longs séjours sur les rafiots bravant les vents et les tempêtes, était dévorée par une barbe drue et peu avenante.

Son œil n’avait plus de couleur, peut être brûlé lui aussi par la rage du soleil.
S’il avait des cheveux, ils étaient enfouis sous son bonnet de matelot ciré par les années. Son front barré de rides profondes et horizontales luisait.

A voir son nez tordu, on aurait bien imaginé qu’une carrière de boxeur lui avait un jour ouvert les bras. Un mégot pendant au coin de sa bouche aux lèvres très fines laissait échapper une fumée qui terminait sa course au dessus de son  œil mi fermé, dans son  sourcil broussailleux et jauni par la nicotine.

De son passé de marin, on pouvait voir sur ses avant-bras de nombreux tatouages, qui en attestaient, mais aussi son matricule et son groupe sanguin. Le vieil homme ne parvenait pas à trouver la sérénité dans les méandres torrides et insipides de la vie qui était la sienne.
Son attitude générale ne donnait pas du tout envie de côtoyer cet être qui n’avait aucune attache connue.

Il avait cependant pour la jeune serveuse beaucoup de respect, et une sorte d’affection qu’il ne s’expliquait pas… De ses toutes premières années il n’avait plus de souvenirs. 
C’était mieux ainsi. L’orphelinat puis les placements en famille d’accueil, ou plutôt en  service aux familles d’accueil…

Puis  son amour de jeunesse si bref, sa paternité destituée, son abandon de tous par tous avaient galvanisé sa vie. Son engagement sur un bateau de la marine marchande, ses galères, ses souffrances, ses peurs, ses craintes, ses cuites avaient bercé sa vie de misère !
Il avançait, cahin-caha faisant de ses journées un monde parallèle dans lequel il s’imaginait vivant.
Le  pauvre homme malgré tout avait dans sa poitrine un cœur bien ébréché, un cœur qui saignait et qu’il tentait de soigner par des placébos et des contre-vérités qu’il pensait efficaces
Qu’était devenu son enfant  à peine aperçue au sortir de la maternité ? Comme tout cela était loin ! Quelle vie gâchée ! Pourquoi tant de haine et d’incompréhension ?

Au crépuscule de son existence, le rétrécissement de l’avenir qui était le sien lui posait parfois de réelles questions. Il quittait le bar à la tombée de la nuit pour retrouver son meublé qui lui servait de logis tout en haut du village. Seul.


Le service terminé, elle quittait le café, s’engouffrait dans sa petite voiture rouge pour regagner sa demeure. La tête encore embuée de tous les bruits, les confidences, les histoires des clients, elle aspirait à retrouver le calme et la douceur de son petit nid.
Avant de sombrer dans un sommeil réparateur, elle poursuivait sur internet des recherches qui lui permettraient, peut-être un jour, de savoir qui était ses ancêtres ?

Peu de temps après  leur mariage, les parents de la jeune serveuse avaient commencé à effectuer des recherches pour retrouver traces de son grand-père. En vain. 
Ils n’avaient aucune piste pour retrouver ses origines, d’autant que la grand-mère célibataire avait quitté cette terre pour toujours, et rejoint le caveau des ses riches parents.
C’est alors que la jeune fille se mit en tête de découvrir le mystère de la naissance de sa mère. Avec l’aide de cette dernière elle se mit en quête de recherches généalogiques, qui buttèrent rapidement vu les circonstances.

Un soir, en plein service, alors que la jeune serveuse descendait à la cave du café pour remplir une bouteille, son pied glissa sur la première marche et elle chuta jusqu’au bas de l’escalier, dans un grand fracas, se blessant gravement au poignet droit avec le tesson de la bouteille qui avait volé en éclat.

Rapidement les secours arrivèrent sur les lieux. La pauvre enfant perdait son sang en abondance et le médecin ayant pris connaissance que  la jeune fille était du groupe sanguin O, comme le confirmait le tatouage de son poignet gauche, lança à la cantonade un appel pressant « quelqu’un serait-il porteur de sang du groupe O ? »

Le vieux bonhomme dont la dernière histoire était restée en suspens, sortit sa carte de donneur de sang de sa poche et la tendit au médecin, médusé. Il fut invité à suivre l’ambulance dans la voiture du Samu pour se rendre à l’hôpital où la jeune fille était conduite.
Une transfusion sanguine lui fut effectivement nécessaire.  Le débit de boisson avait perdu sa gaité, le sourire de la serveuse manquait beaucoup à la clientèle. La convalescente,  très reconnaissante invita chez elle le vieux monsieur et se confondit en remerciement.

Mais un malaise planait cependant autour d’eux.

Comme une évidence il fut décidé de pratiquer quelques tests et on  découvrit que le vieil homme était le grand père de la serveuse. 

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Est-ce cela que l’on appelle les liens du sang ?

 

Shunt



09/03/2022
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