Maridan-Gyres

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Atelier 6 - 2021 - Sujet 2 et 3 - Une vie exigeante

                                                        Une vie exigeante

 

Marina dut cesser son activité professionnelle après des décennies de bons et loyaux services auprès d’une humanité en souffrance.

Cette vocation s’était éveillée en elle dès son plus jeune âge. Son unique poupée fut sa première patiente et survécut très longtemps à ses soins attentifs…

C’est ainsi qu’à l’approche de ses dix-huit ans, par le biais d’un concours, la jeune fille se donna les moyens de commencer ce lourd apprentissage que constitue le métier d’infirmière. Faire de plus longues études l’avait bien tentée, mais sa famille n’en avait pas les moyens financiers et c’est sans regret qu’elle commença à mettre sa vie au service du soulagement physique et moral de ses semblables.

Son diplôme en poche à la veille de ses vingt ans, sa vie active lui apporta moultes résultats gratifiants, mais aussi des moments de découragement avec ce terrible sentiment d’impuissance devant l’inéluctable fatalité.

Elle pansait avec un dévouement sans borne les plaies du corps et souvent ceux de l’âme de ses patients. La jeune femme se réalisait pleinement dans ce rôle mais elle flirtait souvent avec l’épuisement tant par la charge de travail que par la détresse humaine qu’elle rencontrait.

Divers services et secteurs plus spécialisés lui permirent d’acquérir une expérience et une maitrise dans son domaine de soins. Elle était reconnue de ses pairs. Ces derniers l’encouragèrent d’ailleurs à « prendre du galon » en postulant à des fonctions de responsabilités. Sa compétence ne fit aucun doute et sa hiérarchie n’eut qu’à se louer de son efficacité en toutes situations, aussi scabreuses furent-elles.

Elle fut amenée à encadrer une équipe qui lui resta fidèle tout au long de sa prestation dans ce service accueillant des personnes âgées. La plupart de ses collègues appréciaient son aptitude, son humanité et son professionnalisme. Elle connaissait le métier et n’hésitait pas à reprendre la blouse de soins quand certaines difficultés rebutaient les moins expérimentés ou que le personnel venait à manquer.

Hélas, l’évolution des mentalités et la notion de rentabilité envahit les services médicaux comme les secteurs industriels de productivité. Cette gangrène toucha les services des personnes âgées comme toutes les autres unités médicales qu’elles soient en structures hospitalières ou en maintien à domicile.

Alors qu’elle s’appliquait à mettre en place les modalités nécessaires à la prise en charge et au confort des personnes dépendantes à leur domicile, Marina commença à se heurter à une législation de technocrates n’ayant aucune idée de ce que représentait le « travail de terrain ».

Il résultat des nouvelles directives gouvernementales, que les soignants devraient dépenser presque autant d’énergie en tâches administratives que dans les gestes techniques pour lesquels ils avaient été recrutés.

Marina eut pour mission de convaincre les membres de son équipe d’accomplir leurs soins plus rapidement afin de respecter les nouvelles normes officielles. Ils devraient prévoir le temps nécessaire pour remplir les documents imposés au nom d’une « soi-disant démarche qualité ». Pour elle, la qualité c’était avant tout le bien être du patient et ce, dans tous les domaines.

Connaissant leur charge de travail, la responsable du service eut mauvaise conscience d’infliger aux personnels des consignes qui amenaient à favoriser « la paperasse ». Ce serait assurément au détriment des gestes et paroles indispensables à la véritable qualité des soins à dispenser auprès des leurs patients.

Marina avait embrassé cette carrière par pur dévouement à son prochain et vivait très mal les injonctions qui lui étaient faites. C’était pour elle devoir convaincre les professionnels de santé de saborder leur mission essentielle de soignant au profit des désidératas de quelques hauts fonctionnaires en mal d’humanité.

Elle commença à dépérir moralement. Les crises d’angoisse s’invitèrent régulièrement. Les pleurs le jour, les cauchemars* la nuit en firent une responsable déstabilisée et devenant incompétente, ce dont elle était parfaitement consciente.

 

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Elle avait répondu à cette vocation avec l’esprit d’aide, de soulagement, d’écoute comme la majorité de ses congénères.

Ses cauchemars mortifères la faisaient s’éveiller plus lasse au lever qu’au coucher. Profonde devenait sa culpabilité en ayant le sentiment de trahir son engagement et d’être obligée de prêcher un discours dénué de tout fondement. Il lui semblait reniait sa propre personne et ses valeurs profondes.

Inéluctablement, la charge morale devint si pesante qu’elle sombra de jour en jour. L’idée de poursuivre sa tâche dans des conditions inacceptables pour elle, la fit s’écrouler littéralement.

Un matin de mars pourtant prometteur d’une belle journée, « elle jeta l’éponge ».

Ne plus se lever… ne plus aller travailler…rester prostrée au fond de son lit s’imposèrent comme les seuls horizons envisageables pour elle.

Toutes ces années d’abnégation, de sacrifices dans sa vie personnelle, pour finir écrasée sous un épuisement d’incompréhension, c’était juste devenu insupportable. Les idées les plus sombres traversèrent son esprit embrumé. Rêves sinistres de mort la nuit…, envie de quitter la vie le jour dans un abattement insondable.

 

La seule lumière dans ce désespoir accablant fut l’écoute attentive et bienveillante de son médecin.

Le praticien avait bien tenté de la mettre en garde ces derniers mois, conscient de la détresse vers laquelle elle cheminait en s’acharnant à ne pas vouloir prendre un recul salvateur.

Avec le temps, les drogues inhibantes et les « consultations divan » lui permirent de reprendre peu à peu contact avec le réel du quotidien.

Par principe, elle ne voulut pas démissionner et attendit en l’espérant son licenciement.

Triste fin de carrière pour cette soignante généreuse mais dévorée par la culpabilité d’avoir failli.

 

Peu d’années la séparaient de l’âge de la retraite et elle pouvait ainsi espérer, étant en arrêt de travail pour longue maladie, un prochain et légitime repos définitif et tellement mérité.

Inconsciemment, elle vivait cet arrêt forcé comme une faute, un déshonneur. Cette honte inavouée induisait presque chaque nuit des cauchemars qui l’entraînaient régulièrement dans d’incessantes recherches d’emploi, des constats d’échecs… Elle ne savait plus rien… Elle avait oublié les gestes, les attitudes, les compétences qui avaient animés toute sa carrière… Et encore la peur, encore la honte, encore l’angoisse…Elle se réveillait en sursaut, en sueur, épuisée, n’en pouvant plus de ses recherches infructueuses. Marina flirtait toujours avec le risque de rechute quand la proximité d’un centre médical lui permit de consulter un hypnothérapeute venant tout juste de s’installer. Elle était prête à n’importe quelle tentative pour se défaire de ses incessants cauchemars.

 

Rendez-vous fut pris promptement.

L’aménité du thérapeute la mit rapidement en confiance. Elle évoqua bien sûr le problème de ses nuits agitées peuplées de mauvais rêves récurrents.

Rassurant, le praticien conduisit la séance de telle manière que Marina se sentit déjà apaisée et sereine lorsqu’elle quitta le cabinet.

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Elle eut l’impression d’avoir trouvé un chemin, une voie la conduisant vers *un horizon qui se colorait peu à peu de teintes bleues et roses au milieu d’un univers encore lourd de menaces. Il lui sembla voler véritablement, comme soulagée du lourd fardeau qu’avait été son engagement professionnel.

Pourtant d’une nature très sceptique et ne croyant que ce qu’elle pouvait vérifier, Marina dût se rendre à l’évidence : plus d’agitation nocturne, plus de recherches d’emploi infructueuses, plus de frustration devant ce qu’elle vivait comme de perpétuels échecs.

 

Elle s’autorisa enfin à profiter de sa vie, de cette retraite, certes un peu prématurée, mais tellement bienvenue après un cheminement épuisant qui avait abîmé cruellement une si belle personne.

 

                                                              KIKA  Avril 2021.

 

 

 



19/04/2021
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