Le Crapaud d'Alémie-les-Bains
Il sort sa pipe, la bourre de son tabac blond qui sent bon le miel, fait deux trois ronds de fumée, puis il me dit :
– Petit, tu veux savoir pourquoi Alémie-les -bains est devenue la bienfaisante station thermale de notre canton, réputée pour ses vertus hautement curatives ?
J'ai tendu l'oreille parce que mon pépé connaît des choses fabuleuses et que c'est le plus grand magicien de mots d'Alémie-les-bains dans sa jolie maison blanche et bleue avec le gros hortensia rose bonbon .
– Jadis dans le bois de la mare aux fées, il y avait une source enchantée. On l'appelait la source aux mille miroirs. C'était un lieu paisible où les animaux et les esprits de la forêt vivaient ensemble simplement en toute quiétude . Grenouilles, libellules,lutins et farfadets partageaient leurs jeux au joli bois fleuri . Pourtant le 14 juillet de l'année des pétunias quelque chose arriva. Un événement irréversible qui bouleversa l'ordre naturel du monde sensible. Dès lors, rien ne serait plus jamais plus comme avant. Le 14 juillet de l'année des pétunias l'eau de la source s'agita si violemment qu'on crut que le volcan se réveillait. Quand, brusquement à travers de gigantesques fumerolles jaillirent de l'eau une myriade d'ondines en ribambelle.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce qu'il me raconte pépé. Mais au long de son récit, il s'anime curieusement. Parfois, il murmure avec une voix feutrée comme s'il me révélait un secret hautement confidentiel. Puis sa voix change. Il parle fort, gesticule avec les yeux qui roulent et pétillent de malice. Ses mots résonnent comme une mystérieuse énigme : l'énigme de la source aux mille miroirs.
– Je suis sûr que tu la connais cette source , pépé.
– Peut-être, cependant c'est si loin dans mes souvenirs, je ne sais pas si je la retrouverai.
– Veux-tu que nous partions tous les deux à sa recherche ? Ensemble on y arrivera.
Au petit matin du 14 juillet 2013 nous marchons en direction de la source, main dans la main, encore tout engourdis de sommeil. Dans les rues d' Alemie, les premiers curistes en peignoirs et turbans de serviettes claudiquent en direction des thermes. Nous traversons les hameaux de Poisillon puis de Vaulepieu . On croise le père Giraud qui nous salue du haut de sa charrette s'en allant au marché. Un peu plus loin un coucou de la main à la famille Poirotin dans son jardin, enfin on dépasse les vaches des Graniers qui paissent dans les prés. Nous marchons d'un bon pas. Cela fait bien deux heures que nous sommes partis. Encore trois kilomètres dans la forêt et pépé s'arrête subitement. Il ferme les yeux, fait une pirouette et pointant son doigt en direction du nord, il me dit : c'est par là!
Impossible c'est impénétrable, il n'y a que des ronces et des buissons épineux. Mon pépé obstiné m'entraîne dans sa jungle. Avec son sécateur et sa serpette, il ouvre un sentier neuf. Deux explorateurs soufflants et transpirant s'engouffrent dans l'inconnu. C'est là sans crier gare qu’elle nous surprend. L'oreille aux aguets, on perçoit enfin ses notes cristallines. Au milieu d'une clairière, un tapis de mousses et de lichens se déroule sous nos pieds pendant qu'une arche de verdure, saules bouleaux et trembles mêlés nous escortent jusqu'à l'eau.
Assis au bord de l'eau on y trempe les mains puis on s'y mouille la figure. Une cloche sonne midi dans le lointain et tandis que pépé sort le saucisson et les cornichons de sa besace, je l'interroge sur les ondines.
– Ce sont les nymphes des eaux douces, éternellement jeunes et belles, elles chantent, mélodieuses et charmeuses depuis la nuit des temps puis s’évanouissent dans le courant. Sur chacun des miroirs que forme le soleil, elles se découvrent parfois au regard du passant.
Mon grand-père soupire.
– C'est à cause d'un passant que tout a basculé. Voilà qu'un 14 juillet, un peu comme celui-ci, un prince du genre gros biscoteaux, sourire éclatant, chemise ouverte, cheveux au vent, s'est perdu dans les bois de la mare aux fées. Juste ici comme nous il s'est penché pour se rafraîchir, il a pris un peu d'eau au creux de sa main. Il avait capté tous les regards des belles, tombées en pâmoison devant ce nobliau. Pour se faire remarquer, elles ont commencé à chanter plus fort que d'habitude et de plus en plus fort. Cet éden devint un enfer cacophonique. C'est là que le vieux crapaud n'en pouvant plus de ces chants hystériques, excédé , a totalement craqué. Lui qui était pénard englué dans sa vase fumant sa pipe tranquillement ne demandant rien à personne. Juste la paix. Désespéré il a sorti sa plus grosse pipe qui tirait comme une cheminée ; il s'est mis à fumer avec tant de rage, il a fait tant de fumée que la myriade d'ondines a craché ses poumons toussant à perdre haleine. Elles ont fait fuir le beau prince. Fallait les voir après ça, des furies les ondines alors pour remettre les choses en place comme avant, moi le crapaud j'ai dégazé d'un coup sec. L'eau bouillonna, déchaîna des passions corrompues,un n'importe quoi cristallisa l'espace-temps. C'était elle ou moi.
– Qu'est-ce que tu racontes pépé je te suis plus dans ton histoire. Comment ça toi ?
- Tu comprendras plus tard, laisse-moi régler mes comptes avec ces ondines de pacotilles, ces péronnelles.
Mais, heu, c’est pas comme ça un conte pépé, c'est joli, c'est charmant. Et la morale, où elle et la morale,il y a toujours une morale dans les contes pépé.
À mesure que je l'interroge, que je le serine de me raconter une belle histoire, lui se ratatine s'élargit devient tout vert.
Il me dit, la morale c'est les curistes, ils sont heureux les curistes!
Puis il sort sa pipe et en pétant très fort il plonge net au fond de la mare, me laissant tout seul, abandonné, la mâchoire tombante, les yeux ronds comme des billes.
La suite, c'est le ponpon ! : un feu d'artifice du 14 juillet comme j'en ai jamais vu.
De la source jaillissent des fusées de libellules, une pluie de papillons, une farandole de princesses avec des fleurs rouge sang, une ronde de fées qui dansent la gigue et jettent des cailloux comme s’il n'y en avait pas assez. Pendant ce temps, l'eau bouillonnante s'impatiente dans des effluves sulfurés.
Moi j'attends toujours mon pépé le plus grand magicien des maux d'Alemie-les-bains.
Véro
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