Maridan-Gyres

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Reviviscence en fraude - Chapitre II

Reviviscence en fraude

 

Chapitre II

 

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Il demande le café.

 

Elle : Non pas pour moi. Elle le sait, la patronne. Raconte-moi comment tu m’as retrouvée ? Tu as été bien évasif dans ton mail d’hier.

Lui :  C’est vraiment extraordinaire. Il y a trois jours, j’étais au premier rang au théâtre Odéon pour assister à la pièce « Saïgon » de Caroline Guiela Nguyên. Une femme vint s’asseoir à côté de moi, il ne restait plus que trois places de libre pour cette séance. Son visage ne m’était pas inconnu. Comme dans un flash, je revis son autre visage plus jeune lors de nos soirées chez les Pliouchtch. Je l’avais remarquée car elle était toujours avec toi, pour te traduire en français, de temps en temps, ce que Pliouchtch disait en russe. Vous aviez toujours l’air de bien vous entendre … A l’entracte, je l’ai abordée. Et bien sûr, comme la pièce parle de la diaspora vietnamienne, nous avons parlé des boat-people puis comme sur la pente descendante, de toi. Blandine m’a donné seulement ton adresse mail … et voilà.

Elle : Blandine ne m’a rien dit.

Lui :  C’est moi qui lui ai demandé de ne pas le faire. Pour te faire la surprise.

Elle : Comme surprise, c’est réussi.

 

Il fait signe pour avoir l’addition.

 

Lui :  J’ai vu que tu boitais tout à l’heure dans la rue.

Elle : Oh, c’est rien. Juste une petite entorse, hier j’ai raté une marche.

 

Elle constate avec irritation que depuis l’annonce de son arrivée, elle fait tout à travers ou pire, à l’envers. D’où le côté ridicule de cette entorse qui récidive au moindre faux pas. Par coquetterie, elle s’est abstenue de venir l’accueillir à la gare avec une canne.

 

Lui :  Tu m’attends ici. Je reviens dans une minute avec un taxi. Mais d’abord, je décommande ma réservation d’hôtel. C’est un cousin qui a tout quitté à Paris pour venir ici diriger une chaîne hôtelière.

Elle : Décommander l’hôtel ?

Lui (il la regarde, félin) : On va chez toi. Tu habites seule, non ?

Elle : Euh … oh … La chambre d’amis n’est pas encore prête, je n’ai rien pu faire avec cette fichue entorse … je l’ai transformée en bureau et il y a là, partout, plein de papiers et de documents à trier.

Lui (le regard de plus en plus félin) : Tu crois que je vais me contenter de ta chambre d’amis ? … (Il  prend l’attitude snobinarde de majordome anglais) : Que Madame veuille bien m’accorder l’autorisation de l’accompagner ce soir … Que Sa Seigneurie se rassure ! Tout se fera en douceur et dans les règles de l’art … (Il change de ton et prend une attitude sévère et grave) Soit dit en passant, œil pour œil, dent pour dent. Il y a trente ans, tu m’avais imposé ton absence. Aujourd’hui, je prends ma revanche, je t’impose ma présence. Que tu le veuilles ou non !

 

La gérante du restaurant venue encaisser l’addition esquisse un sourire complice…

 

Ils s’engouffrent dans le taxi.

Sur la banquette, elle est soulagée d’être enfin à sa gauche et non plus en face comme au restaurant. Quand il la regarde (et il ne cesse de la regarder), elle a la sensation troublante qu’il voit en elle, qu’il sait tout d’elle, peut-être même des choses qu’elle ignore … comme si ces trente années d’absence n’avaient pas réussi à effacer les anciens liens. Et voilà qu’ils émergent comme un iceberg en dérive qui heurte la fragile coque de son cœur … Un sourire malicieux flotte à ses lèvres.

 

Lui :  Quel est le secret de ce sourire ?

Elle :  Tu connais le « nudge » ?

Lui :  Le « coup de pouce » en anglais ?

Elle :  Oui. Richard Thaler, le Nobel en économie de 2017, après de bien savantes démonstrations, insiste sur le fait que le « nudge » doit être considéré comme un « paternalisme libéral ». Ce qui veut dire que tout homme est incité à prendre la bonne décision … mais libre à lui de ne pas la prendre.

Lui :  Et alors ?

Elle :  Selon toi, quelle est la bonne décision à prendre ?

Lui :  Je te dirai moi, ce soir, mon interprétation du « nudge » et tu jugeras sur place si mon « nudge » est fréquentable ou non. (Ils éclatent de rire).

 

A la grille d’entrée, il l’aide à sortir du taxi.

 

Lui :  Je bénis ton entorse.

Elle :  Pourquoi ? Pour moi, quelle barbe !

Lui :  Comme ça, tu es obligée de t’appuyer à mon bras pour marcher jusqu’à ton immeuble là-bas au fond. Votre honneur est sauf ! Madame « farouche indépendance » !

 

Ils prennent l’ascenseur pour le troisième étage.

 

Elle : Je te présente mon Ermitage-sur-Lez. Un toit bien à moi.

Lui :  Lumineux et spacieux. Pas mal cette vue directe sur le Lez. La piscine au pied de l’immeuble. L’ensemble de la Marina bien conçu. Tu dois être bien là ?

Elle : J’ai quitté définitivement Paris pour ça. Moi qui prétendais ne pouvoir jamais quitter cette ville tant aimée, tant arpentée. Puis il y a ma sinusite, ma satanée sinusite. Ne plus respirer cet air pollué. Ici, je n’en ai plus, mais dès que je monte à Paris, ça récidive. A mon âge, le choix est vite fait.

Lui :  Ça y est ! Et ça recommence ! Pourquoi faut-il que tu parles toujours de ton âge ? Pourquoi sans cesse insister sur NOTRE différence d’âge ? Il y a trente ans, tu m’avais déjà fait le coup. Si tu crois que cela me préoccupe, tu te trompes …. Moi, je ne veux plus subir le simpliste diktat de « plus jeune » que moi. Celui que préconisait ma mère pour moi … L’amour n’a rien à voir avec l’âge. L’âge ne sépare jamais ceux qui se reconnaissent.

Elle : Non, Adam. Moi, cela me préoccupe même si je suis libre de toute attache en ce moment. C’est le rempart de ma lucidité. Une lucidité en béton armé.

Lui :  Tu oublies un peu vite l’alchimie qui lie deux êtres qui se ressemblent. Pour moi, te retrouver, c’est aussi me retrouver. Tout au long de ces années d’absence, tout n’était que surface et je ne faisais que glisser pour t’oublier. Aucune alchimie de cette sorte avec quiconque. Il y a toujours ce quelque chose qui manque lors de ces rencontres, vécues ou non. A considérer de près, tu restes le seul être avec qui je peux parler au-delà du silence. Et puis, j’aime nous regarder comme nous l’avions fait lors de ces anciennes manifestations. Ce souci constant de la sécurité de l’autre…

Elle : Je pense qu’il ne faut plus te focaliser là-dessus. Le temps a fait son œuvre.

Lui :  De quel temps tu parles ? Le tien ou le mien ? Le mien, je t’en donnerai par paquets entiers chaque jour que tu ne sauras plus quoi en faire. Moi, je pense surtout que tu as peur.

Elle : Peur ? Moi ?

Lui :  Oui, Madame. Tu as peur de mes mots … Tu te construis une muraille de Chine autour de toi et de tes sentiments. Il y a trente ans, ça passait encore et ça pouvait se comprendre, moi qui étais à peine adulte, à la recherche de moi-même avec mes doutes et espoirs, sans profession, ni revenu, et toi, mariée et mère de famille et gérante d’entreprise et puis il y avait ma mère qui s’échinait à freiner mes sentiments … Mais aujourd’hui, rien ne nous empêche d’essayer de rattraper le temps perdu. N’aie pas peur de vivre. (Il lui prend la main et embrasse la paume).

Elle (cachant son émotion) : Il est cinq heures, veux-tu un peu de thé ?

Lui :  Non. Je n’ai besoin ni de thé ni de quoi que ce soit d’autre. J’ai envie seulement de te protéger, de t’aimer. Oui, t’aimer comme on peut aimer simplement, sans tous ces chichis littéraires ou autres analyses psychologiques. On n’a plus le temps. Pour toi comme pour moi. J’ai besoin de vivre cette tendresse à deux. Un-à-deux qui se comprend à demi-mot. Un-à-deux qui s’attrape au quart de tour avec un passé exaltant à honorer ensemble. J’ai suffisamment vécu pour apprécier la simplicité aujourd’hui. Et je connais mon cœur. Je sais quand il bat ou quand il se tait. Quand je t’ai aperçue tout à l’heure sous l’horloge de la gare, l’émotion est revenue en plein tsunami. C’est aussi simple que cela. Ne vas pas plus loin. Plus de complication, je t’en prie.

Elle : J’ai peur seulement de souffrir ou de faire souffrir, même de façon involontaire. Je suis consciente de mes limites. Je n’ai plus de force pour confronter les grandes tempêtes sentimentales. Or tu as encore ton problème à résoudre à Paris. La complication n’est donc pas de mon côté au cas où …

Lui : Tu as bien fait de l’évoquer. Ma décision est prise. Te voir ici m’a aidé à voir clair en moi et à trancher. 

Elle : J’espère de tout cœur que ça va bien se passer. S’il te plaît, évite toute souffrance inutile.

Lui :  On voit que tu ignores tout des rencontres amoureuses actuelles, à l’ère numérique. Elles se font et se défont à un rythme effréné. Mais c’est bien lassant, à la fin.

        

 

 

Elfina

Ermitage-sur Lez

(Chapitre II) 22/06/2019

 

Chapitre III à paraître samedi 29 juin 2019

 



23/06/2019
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